Certains pays affirment que la Déclaration des Droits de l’Homme ne saurait être universelle et ne s’applique pas à leur culture ou à leur système politique. Fort heureusement, la France n’est pas de ceux-là. Elle a aussi été l’une des premières signataires de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. Le Comité des droits de l’enfant à l’ONU, qui veille à ce que ces droits fondamentaux soient respectés, a statué sans ambiguïté que « la participation d’enfants et d’adolescents (garçons et filles) à des activités liées à la tauromachie constituait une violation grave des articles de la Convention ». Il a donc recommandé aux États membres de prendre des mesures législatives et administratives afin d’interdire cette participation. Or, une quarantaine de signataires du monde « des arts et de la culture » a publié dans les colonnes du Figaro, (daté du 11 octobre dernier) un manifeste qui s’oppose au projet de loi en faveur de la protection des enfants contre la violence taurine.
Selon Philip Jaffé, la position du Comité, dont il est membre, se fonde sur une réflexion qui prend en compte les capacités évolutives de l’enfant, son degré d’autonomie, la responsabilité parentale ainsi que le rôle de l’État dans sa tolérance envers des pratiques plus que douteuses. « Nous soupesons ces principes pour que notre position soit claire, ferme et unanime. Qu’il y ait un argument culturel ne change pas grand-chose. C’est la situation de l’enfant qui est au cœur du mandat du Comité, en particulier les risques évidents, scientifiquement étayés, que fait encourir à l’enfant le fait d’être associé de quelque manière à la tauromachie. L’argument culturel est creux et signe un combat réactionnel : la perte de pouvoir par rapport aux injonctions de l’État, même lorsqu’elles sont pertinentes et objectives, la sensation de ne pas pouvoir exercer dans l’impunité sa puissance parentale, la peur des temps qui changent, et un sentiment de dépossession. »
Cette argumentation n’a rien à voir avec un puritanisme rétrograde ou un mépris de l’art, comme le suggère cet appel signé par les protestataires. Lors du colloque organisé à l’Assemblée nationale (auquel j’ai participé)(1), à l’initiative de la députée Samantha Cazebonne, le psychiatre Jean-Paul Richier a fait des recommandations qui reposent non seulement sur de nombreuses études scientifiques sur les effets de l’exposition des jeunes à la violence, mais aussi sur l’analyse de nombreux témoignages de personnes qui furent profondément traumatisées dans leur enfance pour avoir été contraintes d’assister au spectacle de la corrida, sous la férule de leurs parents. Elles affirment avoir alors éprouvé des sentiments de pitié, d’injustice, d’impuissance, de colère, ainsi qu’une incompréhension envers la foule enthousiaste des spectateurs. Les blessures successives, les effusions de sang, l’affaiblissement puis la mort lente et douloureuse de l’animal, peuvent profondément et durablement marquer les enfants. Ces témoignages sont le plus souvent ignorés afin de mettre en avant ceux d’autres enfants qui disent prendre plaisir à ce spectacle sanglant et souhaitent s’entraîner à la tauromachie. En France, les mineurs, quel que soit leur âge, peuvent y assister et les organisateurs favorisent leur présence par des réductions de prix, voire par la gratuité des places.
Qui plus est, ces scènes macabres créent une dissonance cognitive chez l’enfant : dans la vie quotidienne, ses parents et enseignants tentent de favoriser chez lui l’appréciation de valeurs humaines fondamentales comme la bienveillance, le respect de la vie et la non-violence. Mais par ailleurs l’enfant est confronté au spectacle sanglant de la tauromachie, aux souffrances et à la mise à mort d’un être sensible innocent et, simultanément, à la réjouissance sans frein des personnes mêmes qui sont censées leur donner l’exemple. Comment pourrait-il réconcilier cette contradiction flagrante ?
Près de 3 500 études scientifiques et tous les travaux de synthèse publiés durant la dernière décennie ont montré que le spectacle de la violence commence par choquer l’enfant. Puis vient une période de désensibilisation, parfois suivie d’une addiction. Plus grave encore, le spectacle de la cruauté se traduit également par une tendance accrue à l’exercer. Selon l’Académie américaine de pédiatrie: « Les preuves sont claires et convaincantes : la violence dans les médias est l’un des facteurs responsables des agressions et de la violence. » Ces effets sont durables et mesurables. Les enfants sont particulièrement vulnérables, mais nous sommes tous concernés.(2) Ces travaux ont aussi permis de réfuter l’hypothèse selon laquelle regarder des scènes violentes permettrait à l’individu de se purger de ses pulsions agressives latentes. Il est bien établi aujourd’hui que les images violentes atténuent les réactions émotionnelles à la violence, abaissent la propension à porter secours à un inconnu victime d’agression et affaiblissent la capacité d’empathie. Une vaste étude menée par le ministère de la Justice américaine a également mis en évidence que les personnes qui commettaient des sévices sur des animaux étaient quatre fois plus susceptibles de les perpétrer sur leurs semblables.
« Tuer n’est pas un art et la mort n’est pas une œuvre »
Évoquer l’art pour justifier la pratique de la tauromachie relève d’un esthétisme morbide. Tuer n’est pas un art et la mort n’est ni une œuvre ni un spectacle. « Là où coule le sang, l’art est impossible », écrivait Eugène Delacroix dans son Journal.
Mais si, dira-t-on, « lisez Hemingway, Pierre Louÿs, etc. » Eh bien, lisons-les. Dans Mort dans l’après-midi, Hemingway proclame : « Lorsqu’un homme est en rébellion contre la mort, il a du plaisir à assumer lui-même un des attributs divins, celui de la donner. C’est là un des plus profonds sentiments de ces hommes qui ont de la joie à tuer. » De la joie à tuer… Peut-on admirer et proposer comme référence quelqu’un qui considère que tuer est l’une des plus grandes satisfactions de l’homme ? Ou encore Michel Leiris qui considérait que « l’ignoble sang des chevaux » de corrida symbolisait les menstrues féminines !
Face au sentiment de profond écœurement suscité par de telles affirmations, n’est-il pas plus humain de se tourner vers Émile Zola qui qualifiait les courses de taureaux de « spectacles dont la cruauté imbécile est, pour les foules, une éducation de sang et de boue. »
À quoi bon en effet de jouer sur le sophisme de la bonne compagnie, puisque l’on pourrait citer autant d’auteurs reconnus qui considéraient la corrida comme un reliquat barbare des Jeux du cirque ? José Maria de Heredia, Georges Courteline, Léon Bloy, Jules Lemaître, Théodore Monod, Jacques Derrida, Jacques Brel… pour n’en citer que quelques-uns.
On a en effet parfois soutenu que la pratique de la corrida était une école de vertu. Telle était déjà l’opinion de Pline à propos des jeux du cirque. Dans son panégyrique de l’empereur Trajan, il considérait que ces divertissements sanglants contribuaient à forger les valeurs morales qui incluaient le courage la discipline, la fermeté, l’endurance, le mépris de la mort, l’amour de la gloire, et le désir de vaincre. On paraît ainsi ces massacres d’un manteau de vertu : sans parler des gladiateurs, ledit Trajan ordonna la boucherie publique de 11 000 animaux sauvages pour célébrer l’une de ses victoires, et Néron autorisa ses gardes du corps à massacrer 400 ours et 300 lions avec des javelots.
Cultiver la vertu en nuisant à l’autre n’est-il pas un contresens éthique ? La bravoure et la maîtrise de soi ne perdent-elles pas tout leur sens lorsqu’elles s’exercent aux dépens de la vie d’autres êtres qui ne sont coupables d’aucun crime ? Le vrai courage ne consiste-t-il pas plutôt à risquer sa propre vie pour en sauver une autre ? Où réside la dignité du combattant lorsque son « adversaire » est un être innocent auquel il est interdit de combattre à armes égales ?
Les débats du Colloque tenu à l’Assemblée nationale ont conclu qu’interdire le spectacle de la corrida et la participation aux écoles taurines aux jeunes de moins de 16 ans constitue de toute évidence une étape bienvenue tant pour la protection de l’enfance que pour la défense des animaux. Combattre les violences envers les animaux, c’est aussi protéger les enfants.
Notes
(1) Parmi les autres participants à Colloque, citons également Claire Brisset, ancienne défenseuse des droits de l’enfant au sein du gouvernement, Maneka Gandhi, ex-ministre Indienne de la femme et de l’enfant, Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale, et Marta Esteban, membre du conseil indépendant pour la Protection de l’enfance.
(2) Conclusion d’un rapport conjoint de six des principales associations médicales américaines, American Academy of Pediatrics, Policy statement. Média violence, in Pediatrics vol. 124, pp. 1495-1503, 2009.