L’interview dont cet extrait est tiré a été réalisée par la journaliste Anja Jardine pour le journal Neue Zürcher Zeitung.
Quelle est la meilleure façon de réagir à un « super-ego » ?
La seule possibilité d’y répondre est de développer une culture différente.
Est-ce réaliste ?
La violence diminue depuis cinq siècles. La vie en Europe n’a jamais été aussi sûre qu’aujourd’hui. Au XIVe siècle, il y avait en moyenne cent homicides par an pour cent mille habitants en Europe. Le nombre est tombé à un ! Cent fois moins. Au niveau mondial également, globalement et sur la durée, la torture, l’esclavage, les guerres et les violations des droits de l’homme sont en recul. La violence ne règne pas partout. On peut parfaitement changer les cultures.
Celui qui est formé à la méditation ne trouve pas d’émotions destructrices dans les moindres recoins de sa conscience, dit-on. Cela signifie-t-il que l’homme est fondamentalement bon ?
Il ne s’agit pas de bien ou de mal. La lumière n’est pas propre ou sale, peu importe ce qu’elle éclaire, un tas d’ordures ou des pièces d’or. Elle révèle, expose, montre. On pourrait dire que la nature fondamentale de notre conscience est bonne, car elle n’est pas souillée, ni conditionnée par la colère, l’ignorance, l’attachement, l’hostilité, la jalousie, l’orgueil : tout cela est toxique, c’est la racine de la souffrance. Par l’entraînement, on peut atteindre un état d’esprit pur comme de l’eau claire. Alors la compassion est possible.
Le Dalaï-Lama dit que le conflit des Tibétains avec les Chinois fait partie de sa pratique spirituelle. Qu’est-ce que cela signifie ?
Lorsqu’on affronte la violence et l’oppression avec de la haine, on est le grand perdant, car on détruit sa propre praxis, mais on n’atteint rien. Le Dalaï-Lama n’est en aucune manière sans but ni détermination, il a une volonté d’une force incroyable, son intention est de libérer tous les êtres de la souffrance. C’est une personne avec un ego transparent. Pour combler ses désirs dans la vie, l’ego n’est pas nécessaire, tout dépend de l’intention. Les êtres humains ne comprennent que difficilement que la liberté intérieure est la paix ultime. Nous agissons de façon adéquate et avec compassion, car nous ne sommes pas déchirés par cette division entre « le mien » et « le tien », cette séparation du monde qui polarise tout. La douleur reste subjective. La perception des ennemis est indispensable à la survie. C’est clair, nous ne sommes pas des légumes, comme je l’ai dit. La question est la suivante : comment empêcher les agresseurs de causer des dommages ? Si on me menaçait, a répondu une fois le Dalaï-lama, je lui tirerais dans les jambes pour l’empêcher de nuire à tous ceux présents, puis j’irai lui caresser la tête. Dans le bouddhisme, il y a une allégorie à propos de 500 marchands sur un bateau. Un homme veut tuer tout le monde, un autre ne peut l’empêcher qu’en tuant le meurtrier potentiel. La situation est sans alternative. Par compassion pour ses semblables, l’un tue l’homme dangereux et accepte la rétribution karmique de son acte. Mais il a fait cela sans la moindre trace de haine, seulement de la compassion.
Lorsqu’on cherche le moi, on ne le trouve nulle part, ni dans le cerveau, ni dans le cœur ou le corps – à cela la neurologie peut répondre aussi clairement que le bouddhisme.
De nombreux actes de violence n’ont-ils pas été justifiés de cette manière ?
Le dialogue et la non-violence sont toujours la première option et il n’y a pas d’alternative tant qu’on ne peut pas prévoir les conséquences. Souvent les interventions militaires mènent à une escalade comme en Irak ou en Afghanistan, et c’est exactement ce qu’on ne veut pas. Mais lorsque nous pouvons suffisamment bien évaluer la situation et qu’il n’y a plus d’alternative pacifique, l’engagement de la violence avec une précision chirurgicale peut avoir du sens, mais cela ne marche quasiment jamais. Ce qui est décisif, c’est que la motivation soit une compassion profonde.
Interview publiée le 7 décembre 2018 dans sa version originale en allemand :
https://www.nzz.ch/gesellschaft/matthieu-ricard-buddhistischer-moench-und-molekularbiologe