La vigilance en elle-même est-elle saine?
Lors d’une rencontre inspirante organisée par l’Institut Mind and Life qui s’est récemment déroulée entre le Dalaï Lama et un groupe de scientifiques et d’éminents spécialistes, à Dharamsala, en Inde, le professeur Rupert Gethin, un érudit réputé de la tradition du bouddhisme Theravada, a défendu le point de vue selon lequel la vigilance telle qu’elle est définie dans les textes pali est en elle-même, par définition, une aptitude saine et positive.
Il donna l’exemple de Philippe Petit, le célèbre funambule français qui en 1974 fit pendant quarante-cinq minutes l’aller et retour, sur un câble métallique tendu entre les deux tours jumelles du World Trade Center de New York, à 380 mètres au-dessus du sol.
Il dansait, faisait parfois des sauts — ses pieds ne touchaient plus la corde — ; à certains moments même, il s’allongeait sur le câble. Il exécutait toutes ces figures en arborant un sourire extatique. Il était de toute évidence dans un état de grâce. Les témoins de cette extraordinaire prouesse en parlent encore avec des larmes dans les yeux. Rupert Gethin estime que cet incroyable acrobate a dû maintenir un état de vigilance constant, fondamentalement sain et positif, ce genre d’état qui contribue à atteindre l’Eveil.
Nous avons argumenté que cette prouesse dépendait de la motivation de l’acrobate. Bien qu’il ait déclaré que son exploit était une pure démonstration de beauté offerte au monde, il aurait pu avoir été motivé par des objectifs moins nobles. On peut, par exemple, imaginer le cas d’un autre acrobate voulant ainsi marcher sur une corde raide dans le but de se venger et d’assassiner quelqu’un se trouvant à l’autre bout du filon d’acier. Rupert Gethin a alors estimé que si tel était le cas, le funambule en question serait incapable de maintenir une pure vigilance et chuterait inévitablement.
Un cas de figure encore plus clair consisterait à envisager un sniper guettant la victime qu’il a l’intention de tuer : il maintient certes une concentration centrée sur un objet défini, demeure sans faillir, calme et posé, dans le moment présent ; il est capable de maintenir son attention pendant un long moment et de la ramener sur sa cible dès qu’elle s’en égare. S’il veut réaliser son sinistre but, il doit éliminer toute distraction et tout relâchement, attitudes mentales qui sont les deux obstacles majeurs au maintien de l’attention.
Dans ce cas, il manque donc la dimension éthique qui permet de qualifier l’attention de « saine » et de facteur contribuant à l’Eveil. L’attention pure, aussi affinée soit-elle, n’est jamais qu’un instrument que l’on peut utiliser pour atteindre l’Eveil, mais qui peut tout aussi bien être la cause d’immenses souffrances.
L’Abhidharma-kosha définit la vigilance correcte comme étant « consciente de la vertu. » Outre le fait de porter l’attention (pali manasikara ; sanskrit manaskara, tibétain yid la byed pa en tibétain) sur un objet déterminé et de la maintenir (pali sati, skt, smriti, tib. dran pa) sur ledit objet, la pleine conscience doit inclure une continuité dans la dimension éthique de la vigilance, ainsi qu’une compréhension claire et dénuée de toute erreur de la nature de l’état mental présent (pali sampajanna, skt samprajnana, tib. shes bzhin).
Cette composante éthique bien intégrée, qui consiste à être intimement concerné par la qualité de nos pensées et de nos actes (pali appamadena, skt apramada, tib. bag yod) permets de veiller constamment et sans faillir à ce que l’esprit ne tombe pas sous la coupe de pensées malsaines qui mènent à des actes négatifs.
Il est vrai qu’un méditant qui demeure dans une pure présence éveillée et une parfaite compréhension de la nature de l’esprit, libre de fabrications mentales, ne saurait appuyer sur la gâchette pour tuer quelqu’un. Ce pur éveil est un état de sagesse associé à la compréhension de la nature fondamental de l’esprit, qui est entièrement libre d’ignorance et de toxines mentales, et empreint d’un altruisme et d’une compassion spontanés et inconditionnels. Cet état résulte de l’atteinte de la liberté intérieure et ne doit pas être confondu avec l’attention pure.
On peut certes accepter l’idée que quelqu’un qui demeure dans un état de présence éveillée, claire, limpide, vaste, ouverte et libre de constructions mentales–de réminiscences du passé, d’anticipations de l’avenir et de distractions dans le présent–ne saurait commettre un acte négatif. Toutefois, un tel état méditatif est naturellement associé à une sagesse et à un altruisme et une compassion spontanés et inconditionnels, donc à une dimension éthique, qui n’est pas nécessairement présente dans l’attention pure.