Si l’on se cantonne au monde de la vérité conventionnelle, notre compréhension reste étriquée. Dans un enseignement auquel j’ai récemment assisté au Népal, Dzongsar Khyentsé Rinpoché nous rappelait que tous les enseignements du Bouddha ont été donnés afin de nous permettre de réaliser, par étapes, la vérité ultime.
Il n’est peut-être pas nécessaire ici de dresser un tableau de l’ensemble des qualités attribuées à un être pleinement réalisé. Elles se résument à une sagesse parfaite et une compassion inconditionnelle. Pour prendre l’exemple de la peur, un être pleinement éveillé souhaitera bien entendu rester en vie, principalement pour accomplir le bien des êtres, mais il n’aura aucune peur de la mort. On dit que les expériences méditatives ne dureront pas, comme les brumes matinales, tandis que la réalisation ultime est immuable comme le ciel. C’est un point de non-retour.
Toute la voie du bouddhisme est dédiée à ces exercices. Au travers des « cinq voies » et des « dix niveaux des bodhisattvas », elle consiste à éliminer tout d’abord le voile formé par les états mentaux afflictifs (l’animosité, le désir, le manque de discernement, l’orgueil et la jalousie, et bien d’autres encore), puis le voile cognitif, plus subtil et plus difficile à éliminer, qui masque la nature véritable des choses. Quand ces deux voiles ont été écartés, on atteint la bouddhéité.
La réalisation ultime est au-delà des mots et des concepts ordinaires. Ce n’est pas pour autant une « extinction » dans une sorte de néant comme l’on entend parfois dire. Ce qui s’éteint à jamais, c’est l’ignorance, ainsi que les souffrances qui en découlent. Mais la bouddhéité se manifeste d’infinies façons pour le bien des êtres.
L’attachement à la notion d’une entité individuelle n’existe plus. Cela ne veut pas dire qu’un « individu » qui aurait véritablement existé jusque-là disparaît. Ce qui disparaît, c’est la méprise qui nous a fait penser qu’il existait une entité personnelle, le « soi », l’ »égo », « atman », ou l’ »âme », au sein du flot de conscience. L’ignorance — on parle ici de l’incompréhension de la nature véritable des choses, pas seulement d’un manque d’information — disparaît également pour laisser place à la connaissance, à la gnose, qui perçoit la réalité telle qu’elle est, impermanente, interdépendante, vide d’existence propre. La conscience demeure mais ce n’est plus une conscience voilée par la confusion, mais la connaissance de la nature véritable de toute chose, libre des distorsions créées par le mental.
Du point de vue de la vérité absolue, les catégories de bien et de mal s’évanouissent. Mais attention ! Cela ne signifie nullement que, sur le plan de la vérité relative, il soit admissible de se comporter n’importe comment. Bien au contraire. Il est dit que plus vaste et élevée est la compréhension de la vérité absolue, plus notre attention aux lois de cause à effet sera méticuleuse. L’esprit du sage qui a atteint l’Éveil ne perd jamais de vue la vérité absolue mais, dans le même temps, il voit avec une lucidité parfaite la manière dont les êtres qui sont sous l’emprise de l’ignorance aspirent au bonheur tout en lui tournant le dos, redoutent la souffrance tout en se précipitant vers elle. Le sage discernera donc clairement ce qu’il convient d’accomplir ou d’éviter pour remédier à la souffrance et ses causes. Une parole dit : « Notre vue peut être aussi élevée que le ciel, notre discernement concernant les lois de cause à effet doit être aussi fine que de la farine. » Il est inconcevable qu’un sage ait la moindre pensée, parole ou action qui soit susceptible de nuire à autrui. Sinon, cette sagesse n’aurait aucun sens.
Il faut commencer par se débarrasser des poisons mentaux les plus nocifs, la haine en particulier, puis, à mesure que l’on progresse sur la voie, dissoudre les voiles de plus en plus subtils formés par l’attachement au « moi » et à la dualité.
On ne se dépouille évidemment pas de l’amour altruiste, de la compassion, de la paix intérieure et autres qualités, mais principalement de l’ignorance. Lorsque tu écartes les nuages qui ont longtemps masqué le soleil, tu comprends qu’il a toujours brillé derrière les nuages. Il s’agit donc d’une actualisation de la réalité, pas d’un dépouillement qui te diminuerait en aucune façon.
Les êtres pleinement réalisés ne courent certes pas les rues, mais il existe un bien plus grand nombreux de personnes qui sont en route sur ce chemin de transformation. Ce n’est pas une histoire de tout ou rien. Chaque étape est libératrice et nous fait progresser vers la sagesse. Le chemin spirituel ne consiste pas à marcher mille kilomètres dans un désert brûlant pour finalement arriver à une oasis où tu te baignes dans un lac d’ambroisie avec des fées qui t’apportent des serviettes de soie fine à la sortie de l’eau. À mesure que nos obscurcissements deviennent de plus en plus transparents, que nous sommes de moins en moins conditionnés par nos tendances habituelles, les causes de nos souffrances s’amenuisent et notre sagesse s’approfondit.