Ce blog est un extrait de Carnets d’un moine errant – les Mémoires de Matthieu Ricard (Allary Éditions, 2021) : « J’ai écrit ce livre pour rendre hommage à ceux qui inspiré ma vie, et notamment mon premier maître spirituel, Kangyour Rinpoché. » Découvrez l’ouvrage en cliquant ici.
Après avoir traversé une forêt de cryptomères dont les fûts majestueux s’élevaient à plus de vingt mètres de hauteur, le Land Rover nous déposa au bord de la route, quelques kilomètres après le village de Lébong quelques kilomètres après Darjeeling au Bengale oriental. Des escaliers en pierres glissantes, verdies de mousse, puis un petit chemin raviné par l’érosion nous menèrent à un hameau d’une dizaine de maisonnettes en bois couvertes de tôles ondulées peintes en brun ou vert et sous lesquelles de grands tonneaux recueillaient l’eau de pluie qui ruisselait des gouttières. Vite remplis par les pluies torrentielles de la mousson, ils débordaient dans le caniveau. Des enfants couraient de-ci de-là dans un joyeux chahut. Au-dessus de la porte basse de l’une de ces maisonnettes, un volant de bandes de tissu bleues, rouges et jaunes indiquait la présence d’une famille tibétaine en ce village principalement peuplé de Népalais.
La porte basse franchie, je descendis quelques marches en bois et pénétrai dans une petite pièce au plancher vermoulu qui servait de cuisine et d’antichambre. J’entrevis quelques personnes souriantes, mais l’esprit déjà absorbé par la rencontre imminente que j’attendais, je garde peu de souvenirs précis de l’accueil que je reçus. Dans la deuxième pièce, à peine plus grande, se tenait Kangyour Rinpoché, assis sur un lit constitué sommairement de planches et recouvert d’un tapis tibétain jaune et rouge aux tons passés. Le long des murs, une cinquantaine de gros ballots en cuir étaient empilés jusqu’au plafond. Ils contenaient – je devais l’apprendre plus tard – la précieuse bibliothèque que Kangyour Rinpoché avait rapportée à grand-peine du Tibet. Il la sauva ainsi d’une destruction certaine par les gardes rouges de la « Grande Révolution culturelle », de la « libération pacifique du Tibet », slogans de propagande chinoise qui désignent en réalité l’invasion du Tibet par la République populaire de Chine de Mao, en 1950, et qui aboutit à l’exil du Dalaï-lama en 1959. Une table carrée, quelques coffres, un deuxième lit et une grosse horloge complétaient le mobilier. Je présentai au maître mes modestes offrandes et, ne sachant trop que faire, m’assis à ses pieds sur un petit tapis, à même le sol.
Ainsi commença l’aventure qui allait inspirer le reste de mon existence.
J’avais lu des biographies de sages, de saints et d’ermites tenant de diverses philosophies et religions, vu des photographies de maîtres contemporains, écouté des récits de voyageurs, et ce chemin m’avait mené ici et maintenant : pour la première fois, j’étais en présence d’un maître spirituel.
Il émanait de Kangyour Rinpoché priant une paisible force bienveillante et sa simple présence conférait au lieu un calme qui m’était insoupçonné. On aurait dit que chaque objet, chaque instant portaient la sérénité du maître. On n’entendait rien d’autre que le bruissement des grains du mala, ce rosaire bouddhiste qui défilait lentement entre ses doigts, petites perles de bois lustrées par la récitation de millions de mantras. La prière lui était aussi naturelle que la respiration.
Avec le recul des années, j’ai réalisé que cette rencontre était d’un naturel si simple, d’une évidence si limpide, d’une force si paisible que les mots restent impuissants à la décrire. Il est des événements dont la perfection s’impose à nous avec une telle puissance que le langage ne peut que les trahir. C’est en les vivant que l’on prend leur mesure, et imparfaitement encore, selon les limites de notre entendement. Pour partager cette infime partie que j’ai pu appréhender de cet instant idéal, je n’ai pourtant que des mots, aussi pâles reflets de la substance de la rencontre soient-ils : amour, sagesse, connaissance, beauté, noblesse, simplicité, force d’âme, dignité, cohérence… voilà entre autres choses ce qui émanait de ce premier contact avec mon maître « très précieux », traduction du titre honorifique « Rinpoché ».
En présence d’un être remarquable, le mieux qu’il nous soit donné de faire est d’ouvrir notre cœur, notre âme, et de se laisser imprégner de ses qualités, puis de persévérer des mois, des années, toute la vie durant… Des textes bouddhistes, que j’allais découvrir plus tard, évoquent une bûche de bois ordinaire gisant dans une forêt d’arbres de santal : à force de s’imprégner des gouttes de pluie qui ruissellent de ce bois précieux, elle finit par en prendre la fragrance.
La rencontre d’un maître authentique met à vif, au plus profond de nous, la vulnérabilité et la perplexité que nous ressentons face à l’existence. La vie a-t‑elle un sens ? Ou, plus modestement : puis-je donner un sens à ma vie ? Cette fois-ci, il ne s’agit plus de ruminer de sombres préoccupations, de faire l’inventaire de vieilles blessures, ou de nourrir des fantasmes sur l’avenir, mais de savourer la douceur d’un baume bienfaisant, ici et maintenant.