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La rencontre d’un saint ordinaire

Gurmit Singh Et Mat2

On peut s’être dédié à des projets humanitaires pendant des années et pourtant recevoir avec gratitude une leçon d’humilité de ceux qui œuvrent au bien d’autrui avec une authenticité à toute épreuve. Gurmit Singh est l’un d’eux.

Ce que fait Gurmit n’est pas compliqué, mais demande un élan du cœur qui ne s’exprime pas chez la plupart d’entre nous, bien que nous en ayons tous le potentiel. Depuis près de vingt-cinq ans, à Patna au Bihar, tous les soirs, vers 9 heures, Gurmit Singh, après avoir fermé sa boutique de vêtements, se rend sur son scooter auprès des malades les plus démunis, les laissés-pour-compte des deux principaux hôpitaux de la capitale de la province la plus pauvre de l’Inde. On les appelle les « lawaris », les « abandonnés », car ils n’ont personne à qui demander de l’aide. Une salle commune leur est réservée, délabrée, sale et fétide.

Sur le chemin, Gurmit achète des repas chauds, des galettes, des légumes, des œufs, du yaourt, des douceurs pour nourrir ses protégés. Jusqu’à minuit passé, il apporte de la nourriture et du réconfort à ceux qui gisent souvent à même le sol en béton de deux grands hôpitaux de la ville, ou sur des banquettes rudimentaires, les lits décents étant occupés à 100 % par des patients plus aisés. Des infirmières passent deux fois par jour, et un maigre repas, à peine mangeable, est servi. Le reste du temps, les malades sont laissés à leur triste sort. Les rats courent partout et les mordent parfois. Mais quand Gurmit Singh arrive avec des provisions et nourrit souvent de sa main ceux qui sont dans l’incapacité de le faire, les sourires reviennent sur ces visages marqués par la souffrance.

Gurmit raconte le cas d’une femme très pauvre qui a été percutée par un train et a dû être amputée d’une jambe. Elle a aussi perdu une grande partie de sa mémoire. De plus elle est enceinte. Gurmit Singh a réussi à retrouver un membre de sa famille en affichant sa photo sur des réseaux sociaux. Gurmit achète également les médicaments que l’hôpital ne fournit pas gratuitement et que les patients n’ont pas les moyens de se procurer. Il donne régulièrement son sang et motive ses amis à faire de même.

Gurmit n’attend rien en retour de sa bienveillance et pourtant, par deux fois, les deux hôpitaux dans lesquels il se rend tous les jours lui en ont interdit l’accès. Un aveuglement à peine imaginable, dû peut-être au sentiment de culpabilité de ceux qui dirigent les hôpitaux comme des entreprises commerciales et craignent pour leur réputation. Ceux-là ne souhaitent pas qu’il leur soit rappelé tous les jours que la bonté doit passer avant toute autre considération. À chaque fois, Gurmit a réussi à faire intervenir quelqu’un pour qu’il puisse continuer son œuvre.

La plus grande inquiétude de Gurmit est de manquer l’une de ses visites journalières. « Qui va s’occuper d’eux, si je m’absente ? » De fait, il n’est pas parti en vacances et n’a pas quitté Patna depuis treize ans, de peur d’abandonner les abandonnés. Sauf à une occasion, quand la communauté Sikh l’a honoré pour son dévouement.

Pour payer les dépenses, Gurmit et ses cinq frères, qui habitent des logements modestes dans le même immeuble, mettent 10 % de leurs revenus dans une boîte de dons. Dans la famille, on a remplacé les fêtes et les cadeaux d’anniversaire par une contribution à la cagnotte.

Le déclic s’est produit il y a 23 ans quand une femme qui survivait en vendant des sacs en plastique de porte à porte est arrivée en pleurs dans son magasin avec dans les bras son petit garçon gravement brûlé. Gurmit les a emmenés à l’hôpital pour constater que les médecins étaient en grève. Indigné, il s’est arrangé pour que l’enfant reçoive les premiers soins, puis a décidé de revenir s’occuper d’autres personnes négligées par l’hôpital et par la société.

C’est sans doute cette « banalité du bien », cette « aveuglante proximité » de la bonté incarnée par Gurmit Singh qui nous touche et nous émeut le plus. On y découvre le bien à l’état pur, sans aucune affectation ou prétention.

On pourrait arguer qu’en vingt-cinq ans, Gurmit Singh aurait pu mobiliser ses concitoyens et étendre son action à 10, voire 100 hôpitaux. C’est ce qu’essaient de faire des ONG comme la nôtre, Karuna-Shechen, qui aide trois cent mille personnes chaque année, dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Nous avons sur le terrain des personnes admirables. Mais nous avons tous besoin d’exemples capables d’inspirer nos vies, de modèles qui incarnent la bonté dans sa forme la plus nue et la plus essentielle. La qualité n’est pas une affaire de quantité. Rien ne saurait remplacer les Gurmit Singh pour éclairer notre chemin et raviver notre confiance dans la nature humaine.

J’ai personnellement consacré cinq années de travail à essayer de démontrer, dans un livre de 800 pages, que l’altruisme véritable existait, que nous pouvions le cultiver, et que la poursuite d’un bonheur égoïste était vouée à l’échec. Gurmit Singh dit tout cela en quelques mots : « Le bonheur, c’est aider les autres. » Quelqu’un avait déjà écrit : « Tous ceux que j’ai connus pour être vraiment heureux avaient appris comment servir les autres. » C’était Albert Schweitzer. N’est pas prix Nobel qui veut, mais nous pouvons tous être un Gurmit Singh. Il suffit d’ouvrir notre cœur tout grand.