Pierre Ceyrac s’est éteint le 30 mai 2012 en Inde, à l’âge de 98 ans, dans la quiétude d’un petit matin indien, « sans aucune douleur, détendu, apaisé », selon ceux qui l’ont accompagné. Il a vécu la plus grande partie de sa vie dans les campagnes du Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, qu’il parcourait à motocyclette jusqu’à un âge avancé, pour être auprès de ceux qu’il appelait « mes enfants », et qu’il a tant aidés, tant aimés.
Sans grande ressources financières mais riche d’une compassion et d’une bonté sans limites, ce père jésuite français était venu s’installer dans le sous-continent indien dès 1937. Grâce à l’aide de nombreux volontaires étudiants indiens mais aussi français, le père Ceyrac a bâti des villages entiers pour accueillir 47 000 enfants issus de familles extrêmement pauvres. Il a nourri et soutenu scolairement ces « laissés pour compte », trop souvent rejetés par la société indienne, afin d’en faire « des hommes debout ». Il a construit des dispensaires pour les plus démunis, les lépreux, les intouchables. Pendant treize ans, il a aussi servi dans les camps de réfugiés cambodgiens, le long de la frontière thaïlandaise.
Pierre Ceyrac, devenu en Inde presque aussi célèbre que Mère Térésa, a choisi de terminer sa vie humble parmi les humbles, pauvre parmi les pauvres, car « à mon âge, dit-il, tout ce que je sais encore faire, c’est aimer ».
Il y a quelques années, j’ai eu la joie de le rencontrer à plusieurs reprises. Voici quelques extraits de ses paroles :
« Dans l’amour, s’il n’y a pas de respect, on n’aime pas. S’il n’y a pas de tendresse, on n’aime pas. En Inde, je ne tutoie jamais un pauvre. Ce sont les colons, les riches, les gens de caste qui tutoient. La pauvreté et la misère sont deux choses différentes. La misère – comme la richesse – peut déshumaniser. Jamais la pauvreté. Jésus-Christ, les apôtres, Marie étaient pauvres. Notre mission est d’aider nos amis indiens à être davantage, pas tellement à avoir davantage. ‘Le grand développement, disait Gandhi, c’est être davantage’.»
« Je suis toujours frappé, dans le métro parisien, par le manque de tendresse. Les gens ne se touchent pas, ne se sourient pas. Si vous avez un geste de tendresse ou si vous vous mettez à chanter dans la rue, on vous prend pour un type bizarre. Le sourire est parfois perçu comme une intrusion. En Inde, si on ne parle pas à quelqu’un alors qu’on est à côté de lui depuis trente secondes, c’est qu’on est sourd ou muet. Dans les trains de l’Inde, on partage tout ce que l’on possède. On est tous ensemble, on se parle de compartiment à compartiment. On intervient dans la conversation du voyageur installé dans la couchette d’en haut, on offre ses bananes à son voisin d’en bas. Dans les trains de nuit, au bout de cinq minutes, tout le monde est en pyjama et chacun se parle comme s’ils appartenaient tous à la même famille. »
« Mais malgré tout, même en France, je suis frappé par l’immense bonté des gens, même de la part de ceux qui semblent avoir le cœur et l’œil fermés. Ce sont les autres, tous les autres, qui fondent la trame de nos vies et forment la matière de nos existences. Chacun est une « note dans le grand concert de l’univers » comme le disait le poète Tagore. Et personne ne peut résister à l’appel de l’amour. On craque toujours après un bout de temps. Je pense réellement que l’homme est intrinsèquement bon. Il faut toujours voir le bon, le beau d’une personne, ne jamais détruire, toujours chercher la grandeur de l’homme « debout la tête dans le vent », sans distinction de religion, de caste, de pensée. »
« Une fois, au Cambodge, j’ai croisé des vieilles femmes complètement édentées. On leur avait également cassé le nez lors de séances de torture. Elles devaient avoir entre 75 et 80 ans et leur peau était toute fripée. Je leur ai dit : « Comme vous êtes belles ! » Elles étaient tellement heureuses que quelqu’un ait pu encore les trouver belles qu’elles m’ont porté en triomphe. Et comme elles étaient très croulantes, elles se sont écroulées sous mon poids. Au Cambodge également, les bonzes m’invitaient souvent dans leur monastère et me faisaient m’asseoir à la place que l’Abbé occupait habituellement. On priait ensemble et c’était impressionnant. Nous disions une prière universelle, d’amour universel. Nous avons besoin d’aimer pour vivre comme nous avons besoin de respirer pour vivre. »
« Il y a des hommes qui m’ont marqué pour la vie, comme le Mahatma Gandhi. Parfois, il suffit de rencontrer une personne pendant trois secondes pour qu’elle détermine le reste de notre existence. C’est comme lorsque deux trains se croisent. Enfin, aujourd’hui, en Occident, les trains vont trop vite et on n’a plus le temps de regarder. Dans les trains de l’Inde, il m’arrive d’envoyer un baiser à quelqu’un dans un train qui croise le mien et on me répond. »
Lors de l’une de nos rencontres, le Père Ceyrac, qui sortait du métro, me dit : « Les gens sont si beaux. Mais ils ne le savent pas. »