Aspects émotionnels et cognitifs de l’altruisme et de la compassion
Être ému par la souffrance de l’autre, ressentir soi-même de la souffrance parce qu’il souffre, être joyeux lorsqu’il est en joie et triste lorsqu’il est affligé, tout cela relève de la résonance émotionnelle.
En revanche, discerner les causes immédiates ou durables, superficielles ou profondes des souffrances d’autrui et engendrer la détermination d’y remédier relève de la connaissance et de la compassion « cognitive ». Cette dernière est liée à la compréhension de l’ensemble des causes de la souffrance. De ce fait, sa dimension est plus vaste et ses effets plus importants. Ces deux aspects de l’altruisme, affectif et cognitif, sont complémentaires et ne constituent pas deux attitudes mentales séparées et étanches. Chez certaines personnes, dans un premier temps l’altruisme prend la forme d’une expérience émotionnelle plus ou moins forte susceptible de se transformer ensuite en altruisme cognitif lorsque la personne commence à analyser les causes de la souffrance. Cependant, l’altruisme reste limité s’il est cantonné à sa seule composante émotionnelle.
En effet, selon le bouddhisme, la cause fondamentale de la souffrance est l’ignorance, cette confusion mentale qui déforme la réalité et engendre une pléiade d’événements mentaux perturbateurs, allant de la haine au désir compulsif, en passant par la jalousie et l’arrogance. Si l’on s’intéresse uniquement aux causes secondaires de la souffrance, c’est-à-dire à ses manifestations visibles, on ne pourra jamais y remédier pleinement.
L’amour et la compassion fondés sur le discernement
Pour étendre l’altruisme, il est nécessaire de prendre conscience des divers degrés de la souffrance. Quand le Bouddha parlait « d’identifier la souffrance », il ne se référait pas aux souffrances évidentes dont nous sommes si souvent témoins ou victimes : les maladies, les guerres, les famines, l’injustice ou la perte d’un être cher. Ces souffrances, celles qui nous touchent directement (nos proches, nous) et indirectement (via les médias ou nos expériences vécues) et les souffrances issues des injustices socio-économiques, des discriminations et des guerres, sont manifestes aux yeux de tous. Ce sont les causes latentes de la souffrance que le Bouddha a souhaité mettre en lumière, des causes qui peuvent ne pas se manifester sur-le-champ sous la forme d’expériences pénibles, mais qui n’en constituent pas moins une source constante de souffrances.
En effet, nombre de nos souffrances prennent leurs racines dans la haine, l’avidité, l’égoïsme, l’orgueil, la jalousie et autres états mentaux que le bouddhisme regroupe sous l’appellation de « toxines mentales » parce qu’ils empoisonnent littéralement notre existence et celles des autres. D’après le Bouddha, l’origine de ces perturbations mentales est l’ignorance. Cette ignorance ne relève pas d’un simple manque d’information, mais d’une vision distordue de la réalité et une incompréhension des causes premières de la souffrance. Comme l’explique le maître tibétain contemporain Chögyam Trungpa : « Lorsque nous parlons d’ignorance, il ne s’agit pas du tout de stupidité. Dans un sens, l’ignorance est très intelligente, mais c’est une intelligence complètement à sens unique : l’on réagit uniquement à ses propres projections au lieu de voir simplement ce qui est. » (1)
L’ignorance est en effet liée à une méconnaissance de la réalité, c’est-à-dire de la nature des choses, libre des fabrications mentales que nous lui surimposons. Ces fabrications creusent un fossé entre la façon dont les choses nous apparaissent et leur nature véritable : nous prenons pour permanent ce qui est éphémère et pour bonheur ce qui n’est le plus souvent que source de souffrance — la soif de richesses, de pouvoir, de renommée et de plaisirs passagers.
Nous percevons le monde extérieur comme un ensemble d’entités autonomes auxquelles nous attribuons des caractéristiques qui nous semblent leur appartenir en propre. Les choses nous apparaissent comme intrinsèquement « plaisantes » ou « déplaisantes » et nous répartissons rigidement les gens entre « bons » ou « mauvais », « amis » ou « ennemis », comme s’ils s’agissaient de caractéristiques inhérentes à ces personnes. Le « moi », ou l’ego qui les perçoit nous semble tout aussi réel et concret. Cette méprise engendre de puissants réflexes d’attachement et d’aversion et, aussi longtemps que notre esprit reste obscurci par ce manque de discernement, il tombera sous l’emprise de la haine, de l’attachement, de l’avidité, de la jalousie ou de l’arrogance, et la souffrance sera toujours prête à surgir.
Si l’on se réfère à la définition de l’altruisme comme étant un état mental lié à la perception d’un besoin particulier chez l’autre, le besoin ultime énoncé par le bouddhisme consiste à dissiper cette vision erronée de la réalité. Il ne s’agit nullement d’imposer une vision dogmatique particulière de ce qu’elle est, mais de fournir les connaissances nécessaires pour pouvoir, par le biais d’une investigation rigoureuse, combler le fossé qui sépare la perception des choses de leur nature véritable. Cette attitude consiste, par exemple, à ne pas prendre pour permanent ce qui est de nature changeante, à ne pas percevoir des entités indépendantes dans ce qui n’est que relations interdépendantes, et à ne pas imaginer un « moi » unitaire, autonome et constant dans ce qui n’est qu’un flux d’expériences sans cesse changeantes dépendant de causes innombrables.
Cette connaissance ne satisfait pas uniquement une curiosité intellectuelle, son but est essentiellement thérapeutique. Comprendre l’interdépendance permet notamment de détruire le mur illusoire que notre esprit a dressé entre soi et autrui. Cela met en évidence les fondements erronés de l’orgueil, de la jalousie et de la malveillance. Tous les êtres étant interdépendants, leur bonheur et leur souffrance nous concernent intimement. Vouloir construire son bonheur sur la souffrance d’autrui est non seulement immoral, mais irréaliste. L’amour et la compassion universels sont des conséquences directes d’une juste compréhension de cette interdépendance.
Il n’est pas donc pas nécessaire de ressentir émotionnellement les états d’âme de l’autre pour nourrir une attitude altruiste. Par contre, il est indispensable d’être conscient de son désir d’échapper à la souffrance, de lui accorder de la valeur et d’être intimement concerné par l’accomplissement de ses aspirations profondes. Plus l’amour altruiste et la compassion sont de type cognitif, plus ils donnent de l’ampleur à l’altruisme, et moins ils sont affectés par les perturbations émotionnelles telles que la détresse engendrée par la perception de la souffrance d’autrui. Au lieu d’engendrer de la bienveillance, cette perception de la douleur peut inciter à se replier sur soi-même, ou encore favoriser l’émergence d’une sentimentalité qui risque de faire dévier l’altruisme vers le favoritisme. L’altruisme doit donc être éclairé par la lucidité et la sagesse.
Notes :
(1) Trungpa, C. (1976). Au-delà du matérialisme spirituel. Paris, Le Seuil, Points Sagesses.
Personne âgée tibétaine dans un foyer soutenu par Karuna-Shechen, Marthok et Dzogyen Rawa, province de Golok, Tibet oriental (18 février 2016).