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Dialogue avec le Père Ceyrac — 1e partie

Le Père Ceyrac a maintenant 97 ans.  Il vit toujours au Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, auprès de ceux qu’il appelle « mes enfants », et qu’il a tant aidés, tant aimés. Sans grande ressource financière mais riche d’une compassion et d’une bonté sans limite, ce père jésuite français venu s’installer dans le sous-continent dés 1937 a pris en charge 45.000 orphelins issus de villages extrêmement pauvres. Depuis des dizaines d’années, son réseau formé de volontaires et nourrit et soutient scolairement ces « laissés pour compte » trop souvent rejetés par la société indienne afin d’en faire « des hommes debout». Pierre Ceyrac, devenu en Inde presque aussi célèbre que Mère Térésa a choisi de terminer sa vie, humble parmi les humbles, pauvre parmi les pauvres, car « à mon âge, dit-il, tout ce que je sais encore faire, c’est aimer». Il y a quelques années, j’ai eu la joie de le rencontrer à plusieurs reprises. Voici quelques extraits d’une interview réalisée par Claudine Vernier-Palliez pour Paris-Match.

Matthieu : Le Dalaï Lama dit souvent que la religion est un choix mais que la tendresse et l’amour sont une nécessité.

Pére Ceyrac : Dans l’amour, s’il n’y a pas de respect, on n’aime pas. S’il n’y a pas de tendresse, on n’aime pas. En Inde, je ne tutoie jamais un pauvre. Ce sont les colons, les riches, les gens de caste qui tutoient. La pauvreté et la misère sont deux choses différentes. La misère – comme la richesse – peut déshumaniser. Jamais la pauvreté. Jésus-Christ, les apôtres, Marie étaient pauvres. Notre mission est d’aider nos amis indiens à être davantage, pas tellement à avoir davantage. « Le grand développement, disait Gandhi, c’est être davantage. »

M : La tendresse est cette vulnérabilité qu’on a au fond de soi à l’égard de la souffrance de l’autre. On ne s’endurcit pas. On enlève l’armure qui vous sépare de l’autre.

P.C. : Je suis toujours frappé, dans le métro parisien, par le manque de tendresse. Les gens ne se touchent pas, ne se sourient pas.

M : Si vous avez un geste de tendresse ou si vous vous mettez à chanter dans la rue, on vous prend pour un type bizarre. Le sourire est parfois perçu comme une intrusion. En Inde, si on ne parle pas à quelqu’un alors qu’on est à côté de lui depuis trente secondes, c’est qu’on est sourd ou muet.

P.C. : Dans les trains de l’Inde, on partage tout ce que l’on possède. On est tous ensemble, on se parle de compartiment à compartiment. On intervient dans la conversation du voyageur installé dans la couchette d’en haut, on offre ses bananes à son voisin d’en bas. Dans les trains de nuit, au bout de cinq minutes, tout le monde est en pyjama et chacun se parle comme s’ils appartenaient tous à la même famille.

M : Bien souvent, en France, on n’ose à peine regarder la personne qui est à côté de vous dans le train de peur de l’importuner. Et si par hasard son regard passe sur vous, elle ne semble pas vous voir pas vraiment. C’est comme si on était transparent.

P.C. : Malgré tout, et même en France, je suis frappé par l’immense bonté des gens, même de la part de ceux qui semblent avoir le cœur et l’œil fermés. Ce sont les autres, tous les autres, qui fondent la trame de nos vies et forment la matière de nos existences. Chacun est une « note dans le grand concert de l’univers » comme le disait le poète Tagore. Et personne ne peut résister à l’appel de l’amour. On craque toujours après un bout de temps. Je pense réellement que l’homme est intrinsèquement bon. Il faut toujours voir le bon, le beau d’une personne, ne jamais détruire, toujours chercher la grandeur de l’homme « debout la tête dans le vent», sans distinction de religion, de caste, de pensée.

imagePhoto Olivier Follmi