Lors d’une récente visite dans le district de Kavré, au Népal, où notre association humanitaire Karuna-Shechen poursuit plusieurs dizaines de projets dans le domaine de la santé, de l’éducation et des services sociaux, nous nous sommes rendus dans le village de Hokshé. Au cours des dernières années, treize personnes y ont déjà perdu un rein, trois cents dans l’ensemble du district de Kavré et sept mille dans tout le pays. J’ai pu mesurer l’ampleur du trafic innommable d’organes qui afflige le Népal au moment où s’accroît dans le monde la demande de reins à partir de donneurs vivants.
Dans les pays développés, le don d’organes est un acte d’une grande générosité, surtout lorsqu’il est fait du vivant du donneur, comme c’est généralement le cas pour le rein. Les donneurs sont généralement anonymes (sauf lorsqu’il s’agit d’un membre de la famille), non rémunérés et non sollicités. Mais au Népal et dans nombre de pays pauvres, les gens démunis sont perfidement amenés par des trafiquants sans scrupule à vendre leur rein pour une somme dérisoire.
« Votre rein va repousser »
« C’est une opération mineure » leur assure-t-on. L’une des victimes nous a même dit qu’on l’avait assuré que son rein allait repousser ! Un autre a avoué : « Je ne savais même pas ce qu’était un rein. » On leur a promis deux mille dollars (l’équivalent de deux ans de salaire), mais ils n’ont finalement reçu qu’une somme allant de cent à cinq cents dollars pour un rein revendu vingt mille dollars en Inde et entre quatre-vingt et cent soixante mille sur le marché international.
Les victimes népalaises, presque toujours des hommes, sont envoyées en Inde, la plupart du temps à Kolkata (Calcutta) où il existe dix hôpitaux « spécialisés » dans la greffe du rein. On les héberge dans des hôtels misérables où ils sont opérés (l’intervention dure 5 à 6 heures), puis on les renvoie au Népal dans des autocars (deux jours de voyage sur des routes en mauvais état), sans le moindre suivi médical. La police estime que 40 % des transplantations pratiquées à Kolkata sont illégales. D’autres sont envoyés à Chennai, à Mumbai (Bombay) et, de façon croissante, au Sri Lanka, l’Inde ayant commencé à renforcer quelque peu ses lois sur les greffes d’organes. Les trafiquants fournissent aux donneurs de faux documents certifiant qu’ils appartiennent à la même famille que le bénéficiaire du rein. Lorsque le prélèvement est effectué légalement, dans de bonnes conditions, le risque pour le donneur est très faible, ce qui n’est nullement le cas pour les transplantations illégales, car un pourcentage élevé des donneurs souffre de graves séquelles postopératoires. Nombre d’entre eux sont ensuite incapables de travailler et de nourrir leur famille. L’un d’eux nous a dit en pleurs : « Ça a été la plus grande erreur de ma vie. J’ai tout gâché ! »
Depuis deux ans, Karuna-Shechen a mis en place un programme de sensibilisation de la population, d’information et d’alerte sur le trafic humain en collaboration avec les autorités locales. Dès que les trafiquants sont repérés aux alentours d’un village, les habitants préviennent nos collaborateurs et la police. Dans les villages où nous travaillons à Kavré, le trafic humain a ainsi presque disparu. Hélas, le trafic d’organes nous préoccupe également au plus haut point. Le Népal est vaste, et les trafiquants se sont rabattus sur d’autres régions moins surveillées. Il est essentiel de poursuivre et d’étendre nos efforts en collaboration avec le gouvernement et d’autres ONG.
Un problème mondial
Si l’on tape en anglais « I want to sell my… » (« Je veux vendre mon… ») sur Google, la première suggestion pour compléter la phrase est : « my kidney » (mon rein), avant « mon billet », « mon ordinateur » et « ma voiture ». Le trafic de reins est en plein essor dans de nombreux pays. En Inde, chaque année des milliers de gens sans éducation sont amenés par la ruse à donner un organe. On cite des cas de patients opérés pour une appendicite mais qui se sont réveillés avec un rein en moins et ne s’en sont aperçus que bien plus tard.
Une enquête récente de la BBC a consigné de nombreux cas de réfugiés syriens au Liban qui ont été forcés de vendre leur rein pour huit mille dollars pour pouvoir survivre ou payer les mafieux qui leur ont promis de les faire passer en Europe. En Iran, les donneurs reçoivent entre mille et cinq mille dollars. On rapporte de nombreux cas d’hépatites et de SIDA transmis lors de transplantations illégales. En Égypte, le trafic d’organes est endémique dans les hôpitaux gouvernementaux et les cliniques privées.
La Chine, quant à elle, s’est forgée une réputation sulfureuse dans le domaine du trafic d’organes. Jusqu’à récemment, neuf organes greffés sur dix provenaient de condamnés à mort ayant signé « volontairement » et (on imagine) avec un grand enthousiasme une déclaration de « don de leurs organes à la mère patrie ». On estime que chaque année la Chine exécute entre mille et quatre mille personnes, et que le trafic d’organes chinois rapporte environ un milliard de dollars. Récemment, le ministère de la Santé a annoncé un plan visant à interdire le prélèvement d’organes sur les prisonniers exécutés et a lancé un programme de donation volontaire. Mais vu le manque de transparence des autorités, la mise en œuvre de ces pieuses résolutions est encore loin d’être claire et risque de demeurer ainsi pendant encore longtemps.
Il est donc essentiel que les gouvernements, les autorités locales, les ONG et les organisations internationales agissent de concert pour enrayer le trafic d’organes qui est un défi majeur aux droits de l’homme. À son échelle, Karuna-Shechen essaiera inlassablement d’apporter sa modeste contribution à ce combat contre le trafic humain.