Pour une liberté d’expression fondée sur des motivations altruistes
La liberté est un besoin naturel que manifestent tous les êtres vivants. Lorsqu’on prive de liberté les hommes comme les animaux, ils sont malheureux et vont jusqu’à souffrir de troubles psychologiques graves. Les humains ont, eux, revendiqué la liberté comme un droit. Cette la liberté ne peut toutefois être conçue qu’en relation avec la notion de responsabilité.
Même la liberté de pensée ne peut être absolue, car il existe des pensées toxiques, lourdes de conséquences, comme la haine, le racisme, le spécisme et bien d’autres. Certaines pensées nous poussent vers des actions altruistes, d’autres nous incitent à nuire.
La parole peut elle aussi faire beaucoup de bien ou de mal. Certains propos peuvent, comme des flèches, percer le cœur d’autrui. D’autres enflamment les passions, la haine en particulier. La liberté de parole doit donc être jugée sur ses motivations — altruiste ou égoïste, bienveillante ou haineuse — et sur ses conséquences, le bien-être ou la souffrance d’autrui. Il ne s’agit pas seulement d’avoir raison, mais de considérer scrupuleusement les conséquences de nos paroles sur les autres.
La liberté est parfois envisagée dans une perspective purement individualiste. L’individualisme a plusieurs visages. Il peut se référer au respect de l’individu, lequel ne doit pas être utilisé comme un simple instrument au service de la société. Cette notion a donné naissance au concept des droits de l’homme. Ce type d’individualisme confère à l’individu une autonomie morale et lui permet d’effectuer ses choix en toute liberté. Mais cette liberté ne doit pas occulter les devoirs de l’individu envers la société. Sinon, l’individualisme dévie vers le désir égocentré de s’affranchir de toute conscience collective. C’est ainsi que l’on en vient à donner la priorité au chacun pour soi.
Les notions de droit et de liberté impliquent la réciprocité. Les extrémistes, religieux en particulier, revendiquent un respect inconditionnel de leurs croyances et réagissent violemment s’ils estiment qu’elles ont été bafouées. Malheureusement, ils considèrent aussi qu’ils ne sont pas tenus de respecter les croyances et les opinions différentes des leurs. Ils se donnent le droit de les mépriser et de les persécuter, et exigent donc un respect à sens unique. Les talibans étaient très fiers, par exemple, d’avoir détruit les bouddhas de Bamiyan. Mais quelque temps après, quand un exemplaire du Coran a été brûlé dans un vieux quartier de Delhi, on ne sait ni par qui ni pourquoi, les violentes protestations qui ont suivi ont causé la mort d’une dizaine de personnes.
Tout le monde convient que la liberté ne peut s’exercer que dans la mesure où elle ne nuit pas à autrui. Mais cette position est souvent mise à l’épreuve dans le cas de la liberté d’expression. Comment évaluer et prévoir les conséquences négatives de ce qu’on dit ou écrit ?
Les foules qui s’enflamment rassemblent le plus souvent des gens peu éduqués qui perçoivent ce qui a été dit ou publié comme une grave offense à ce qu’ils respectent par-dessus tout. Ils n’ont rien à faire de notre liberté d’expression, un concept qui leur échappe. Dans de tels cas, au lieu de leur rentrer dans le chou, nos efforts doivent porter sur le long terme, afin d’aider ces populations à bénéficier d’une meilleure éducation et de favoriser leur évolution vers une plus grande tolérance.
Revendiquer la liberté d’expression, surtout dans les pays totalitaires, relève souvent d’un grand courage. Mais une fois cette liberté obtenue, il revient aux individus — journalistes, écrivains, meneurs d’opinion —, de ne pas s’en servir pour revendiquer, à tout prix, le droit de dire tout ce qu’ils pensent, au risque de tomber dans des excès regrettables. On en arrive à une sorte de dictature de l’individualisme, qui reflète un manque de compassion.
Dans l’exercice de la liberté conditionnelle, il vaut donc mieux prendre en compte les conséquences que les principes. Il faut éviter de s’accrocher au dogme d’une liberté d’expression sans conditions, déconnectée des conséquences qu’elle peut entraîner. Certains écarts, comme la tenue de propos racistes, l’incitation à la violence ou le négationnisme concernant l’Holocauste sont punis par la loi, mais il n’est pas possible de légiférer sur toutes les subtilités de l’exercice de la liberté d’expression. C’est donc sur la base de la bienveillance que chacun peut décider du bon usage de cette liberté. La bienveillance, cela ne veut pas dire qu’on se colle un sparadrap sur la bouche et qu’on brise son crayon de dessinateur, mais qu’on ouvre davantage son cœur.
Pour ouvrir un peu le débat et mieux comprendre le concept de liberté, écoutons ce que disait Gandhi : « La liberté extérieure que nous atteindrons dépend du degré de liberté intérieure que nous aurons acquis. Si telle est la juste compréhension de la liberté, notre effort principal doit être consacré à accomplir un changement en nous-même. »
À notre époque, l’individu s’adonne souvent à la pseudo-liberté de faire tout ce qui lui passe par la tête. Étrange conception de la liberté, puisque nous devenons ainsi le jouet des pensées qui agitent notre esprit.
Être libre, c’est, en vérité, être maître de soi-même. Il ne faut pas situer la liberté uniquement à l’extérieur de soi, sans prendre conscience de la tyrannie des pensées. Être libre, c’est donc aussi s’émanciper de la contrainte des pensées destructrices. C’est prendre sa vie en main, au lieu de l’abandonner aux tendances forgées par nos habitudes et par nos fabrications mentales. Ce n’est pas lâcher la barre, laisser les voiles flotter au vent et le bateau partir à la dérive, au risque de faire naufrage, mais barrer en mettant le cap vers la destination choisie.
Cet article a été initialement publié en Décembre 2015 dans » Robert Capa, 100 photos pour la liberté de la presse« , Reporters sans frontières.