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Avec le Dalaï-lama à la Grande Chartreuse

Ce texte est extrait de Carnets d’un moine errant (Allary Éditions), le nouvel ouvrage de Matthieu Ricard. Vous pouvez le découvrir en cliquant ici.

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Le 29 octobre 1993, tôt le matin, nous étions dans le TGV qui nous menait de Paris à Grenoble où le Dalaï-lama avait été convié par Alain Carignon, alors ministre de l’Information et maire de la ville. Il récitait ses prières et j’étais assis en face de lui. En longeant le massif de la Chartreuse, je dis au Dalaï-lama que de l’autre côté de la montagne, dans une vallée isolée, se trouvait un monastère, la Grande Chartreuse, où des contemplatifs chrétiens passaient leur vie entière en retraite.

Arrivés à Grenoble, Alain Carignon demanda au Dalaï-lama s’il avait un souhait particulier. Immédiatement, le Dalaï-lama répondit qu’il aimerait beaucoup visiter la Grande Chartreuse. Le député-maire nous apprit que les visiteurs n’étaient pas admis, et qu’aucun dignitaire religieux important n’avait jusqu’alors franchit le seuil de la Chartreuse, pas même le pape Jean-Paul II lorsqu’il visita la région en 1986, en raison de l’agitation qu’une telle visite aurait engendrée. Néanmoins, il nous assura qu’il allait faire passer un message au prieur du monastère, Dom André Poisson.

Le lendemain matin, on nous fit savoir que le Dalaï-lama était le bienvenu, à condition de se rendre au monastère en tout petit comité et que personne ne soit mis au courant de cette visite. Alain Carignon annonça donc à la presse qu’il invitait le Dalaï-lama pour un déjeuner privé chez lui. En fait, nous nous rendîmes sur un hélipad de la gendarmerie où un hélicoptère emmena le Dalaï-lama, son moine assistant, moi-même et Alain Carignon jusque devant la Grande Chartreuse, située dans un vallon grandiose, dominée par le Grand Som et entourée d’une belle forêt, à 800 mètres d’altitude. Là, Alain Carignon resta à l’extérieur et nous fûmes admis à franchir la grande porte.

Le prieur, Dom André, et un autre moine nous attendaient. Nous nous entretînmes dans une petite pièce située non loin de l’entrée principale pendant près d’une heure. Le sujet de la conversation porta entièrement sur la vie contemplative. Le prieur et le Dalaï-lama comparèrent la façon dont les moines effectuent leurs retraites selon les traditions cartusienne et tibétaine. Ils exposèrent tour à tour à quelles heures de la journée et de la nuit les moines priaient, les rituels réalisés et les modes d’inhumation quand un moine mourait (à la Chartreuse, il est mis en terre, sans cercueil, au Tibet selon les personnes, il y a parfois une crémation, plus rarement un enterrement, ou, le plus souvent, le corps est déposé sur une pierre et donné en pâture aux vautours, ce que l’on appelle les « funérailles célestes »).

Ils entrèrent ensuite dans les détails de la prière et de la contemplation : comment la prière débutait en s’appuyant sur un support, des représentations de saints, puis se transformait peu à peu en contemplation pure, en union indicible et ineffable. Au fil de ce partage, ils s’aperçurent que l’esprit et les modalités de la vie érémitique de leur tradition respective étaient très similaires. Dom André nous dit en plaisantant : « Soit les contemplatifs chrétiens et tibétains ont eu des contacts il y a plus de mille ans, soit ils ont reçu du ciel la même bénédiction ! » Ce fut donc une rencontre à la fois joyeuse et inspirante. Ils parlaient le même langage, celui de la vie contemplative.

Le père prieur nous apprit également que le premier ermitage de la Chartreuse fut fondé en 1084 par saint Bruno et que, dans le passé, lorsque le nombre des moines dans une chartreuse atteignait cinquante, un nouveau monastère était alors fondé ailleurs pour les accueillir. C’est ainsi qu’il y eut du xive au xvie siècle des centaines de chartreuses en Europe, bâtiments qui accueillaient dans des monastères séparés et en des lieux reculés des moines et des moniales. Il conclut son explication en nous disant avec une certaine nostalgie : « Aujourd’hui quarante moines vivent à la Grande Chartreuse. »

Au terme de cet entretien, le Dalaï-lama demanda si nous pouvions nous recueillir ensemble dans la chapelle. Nous traversâmes un jardin, d’où l’on apercevait d’autres bâtiments qui abritaient les cellules des moines et le jardin potager entretenu par la congrégation. Partout régnait un silence serein. La chapelle était vide et nous y restâmes en silence une dizaine de minutes. Lorsque avant de sortir le Dalaï-lama contempla le livre d’heures, orné de belles notations musicales que le prieur lui expliqua, un moine vêtu de blanc entra à l’autre extrémité de la chapelle. Il n’avait visiblement pas été prévenu de notre visite, il s’arrêta comme pétrifié en voyant ces trois moines en rouge aux côtés du prieur, fit demi-tour et s’éclipsa. Il faut dire que les moines font vœu de silence et ne prononcent quelques mots occasionnels que pour des raisons pratiques, ils n’entretiennent pas de conversations. Puis nous prîmes congé. Avant de se séparer, le Dalaï-lama et le Dom André s’étreignirent chaleureusement. Nous revînmes à Grenoble.

Le secret cette visite finit par s’éventer et, au terme de ses trois semaines en France, où il s’était notamment entretenu avec François Mitterrand, un journaliste interrogea le Dalaï-lama sur les temps forts de son séjour. Le Dalaï-lama répondit que la visite à la Grande Chartreuse avait été le moment le plus marquant. « En entrant dans le bâtiment, j’ai ressenti une grande paix, un immense silence. C’est un endroit extraordinaire, mais il faisait un peu froid ! Nous avons prié ensemble. Nous étions alors tous très émus. Puis, pendant de longues minutes, nous avons médité dans le silence monacal. »