Entretien de Isabelle Francq, tiré du Hors-série de La Vie – Oser la bienveillance avec Matthieu Ricard (23 septembre 2021)
Depuis 50 ans, le moine bouddhiste explore la force de la bienveillance. Il explique comment, dans son « Plaidoyer pour l’altruisme », il a vérifié auprès des scientifiques les intuitions des traditions spirituelles. Entretien tiré de notre hors-série Psychologie « Oser la bienveillance ».
C’est en Dordogne qu’il nous a fixé rendez-vous. Dans le cadre de verdure d’un petit village proche des Eyzies, le voici qui apparaît d’un pas pressé dans sa tenue colorée de moine tibétain. Sourire aux lèvres, il nous introduit dans le jardin d’un ami. Sitôt installés devant une tasse de thé, le jeu de questions-réponses s’engage. Attentif, concentré, il n’en garde pas moins un œil sur la montre, car une réunion amicale, puis un débat télévisé doivent venir clore son dimanche. Qui a dit que la voie du Bouddha mène à la tiédeur et au désengagement ? Depuis son monastère perché dans l’Himalaya ou au cœur du Périgord noir, Matthieu Ricard est bien vivant, les deux pieds dans l’époque, 100 % mobilisé pour faire progresser cette bienveillance qui alimente sa vie de méditant et à laquelle il a consacré une somme, une référence incontournable, Plaidoyer pour l’altruisme (Pocket).
Vous parlez d’altruisme, un concept philosophique qui semble plus abstrait que la bienveillance. Pourquoi avez-vous choisi ce terme ?
Les deux mots sont quasi synonymes et interchangeables. Mais en écrivant Plaidoyer pour l’altruisme, je voulais embrasser le sujet le plus largement possible et le replacer dans une perspective philosophique et scientifique. Or, il se trouve que les philosophes et les chercheurs parlent d’altruisme, qu’ils définissent comme le souci désintéressé du bien d’autrui, une motivation dont la finalité est d’accroître le bien-être d’autrui, ce qui n’est pas différent de la bienveillance, terme issu du latin benevole, « vouloir le bien de l’autre ». Quant à la bonté, elle est davantage une manière d’être qu’une motivation momentanée. Le « bon cœur » n’est-il pas la vertu par excellence ? Si nous la pratiquions, tout irait bien en ce monde.
Diriez-vous que la compassion, chère au bouddhisme, est un autre synonyme de l’altruisme ?
En psychologie comme dans le bouddhisme, la compassion est la forme que prend l’altruisme lorsqu’il est confronté à la souffrance d’autrui. Elle vise à remédier à la souffrance et à ses causes. Dans la littérature anglophone, le mot compassion est souvent employé comme synonyme d’altruisme. Si l’on s’en tient à l’étymologie latine, compatir signifie « souffrir avec », ce qui correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui l’empathie affective, une résonance émotionnelle qui ne conduit pas nécessairement à l’altruisme.
Quel distinguo faites-vous entre compassion et empathie ?
L’empathie est un concept plus réduit. Elle peut prendre deux formes : affective et cognitive. La première désigne la résonance avec les sentiments d’autrui. Si vous arrivez à un endroit où tout le monde rit, avant même de connaître la cause de l’hilarité, vous allez sourire ; a contrario, si tout le monde pleure, vous serez gagné par l’affliction. Les recherches de la neuroscientifique Tania Singer ont montré que la résonance empathique avec celui qui souffre sollicite les réseaux neuronaux de la souffrance : vous souffrez réellement de sa souffrance. L’empathie cognitive consiste, elle, à comprendre intellectuellement la situation de l’autre, ses états mentaux, sans la ressentir. Si par exemple je prends l’avion avec quelqu’un qui est terrifié alors que moi je suis ravi d’être dans les airs, je comprends ce qu’il ressent et je peux essayer de l’aider à surmonter son malaise, mais je ne le partage pas. L’empathie cognitive me renseigne sur la situation d’autrui, tandis que l’empathie affective m’affecte. Si la résonance affective avec la souffrance d’autrui se répète trop souvent, elle peut entraîner un épuisement émotionnel.
Diriez-vous qu’à terme l’empathie peut devenir contre-productive ?
Elle peut provoquer des situations de détresse empathique et conduire au burn-out. Par conséquent, elle peut inciter à se protéger en prenant ses distances à l’égard de la souffrance d’autrui, ce qui peut conduire à une certaine froideur. Pour résumer, l’empathie donne seulement l’alerte sur la souffrance d’autrui, tandis que la compassion apporte une réponse chaleureuse et courageuse cherchant à remédier à cette souffrance.
Quels peuvent être les garde-fous contre les effets indésirables de l’empathie ?
La bienveillance, la bonté. Tournées vers l’autre de manière constructive, la bienveillance, la chaleur humaine constituent le meilleur antidote aux effets toxiques de la détresse empathique. Sur un champ de bataille, un médecin ne pleure pas sur le cas de chaque patient. Au contraire, plus les blessés sont nombreux, plus il déploie des trésors d’énergie pour les soigner. L’empathie est toutefois indispensable. Comme l’a montré notamment le primatologue Frans de Waal (l’Âge de l’empathie, Les liens qui libèrent, 2010), l’empathie est le trait d’union entre les êtres sensibles et le gage de sociétés solidaires. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’empathie, car livrée à elle-même, elle tourne en rond. Elle est un signal d’alarme, mais un signal d’alarme qui sonne en permanence, c’est épuisant ! Il y a donc bien une fatigue de l’empathie, mais jamais de fatigue de la bienveillance et de la compassion, qui régénèrent nos forces altruistes.
Face au sentiment d’impuissance que génèrent la misère qui croît sur nos trottoirs ou les naufrages d’exilés en Méditerranée, comment ne pas succomber au découragement, à la détresse ?
La magnitude de notre courage doit être égale à la magnitude de la tâche. C’est par la bienveillance, la fraternité, le sentiment de notre humanité commune que ces maux peuvent être résolus. Tout dépend des états mentaux que nous cultivons au jour le jour. Cela me rappelle l’histoire de ce petit Indien d’Amérique qui demande à son grand-père si l’homme est bon ou mauvais. L’aïeul répond : « Il y a deux loups en toi, l’un gentil, l’autre cruel, et ils se combattent. » L’enfant demande alors lequel va gagner. Réponse du grand-père : « Celui que tu nourris. » Il revient à chacun de répondre à cette question. Ce qui n’est jamais simple. Une infirmière m’a un jour expliqué qu’elle ressentait une grande joie à aider ses patients, y compris ceux qui souffraient le plus, dont certains en fin de vie, mais elle n’osait pas le dire à ses collègues de peur d’être jugée. Je lui ai répondu qu’au contraire elle devait s’en réjouir, car elle tenait naturellement l’antidote au burn-out.
Affirmer que l’entraide procure de la joie, c’est remettre en question l’idée que la compétition est le premier moteur des échanges entre les êtres.
L’Occident a beaucoup théorisé sur l’égoïsme et a longtemps cru que l’altruisme véritable était difficile à expliquer, la sélection naturelle étant dominée par la « lutte pour la vie ». Mais l’on peut lutter ensemble et non les uns contre les autres ! On a longtemps pensé que l’altruisme n’avait de sens qu’à l’égard de ceux qui portent vos gènes – c’est la théorie du « gène égoïste », qui a été discréditée aujourd’hui. Pourtant, Darwin a souvent mis l’accent sur la coopération. Le spécialiste de l’évolution Martin Nowak, de l’université Harvard, affirme que la coopération a été plus créative que la compétition pour progresser vers des niveaux croissants de complexité et l’avènement d’animaux sociaux. La coopération est l’autre loi de la jungle. C’est aussi l’avenir, elle constitue notre seul espoir pour relever les plus grands défis de notre époque, celui de l’environnement en premier lieu.
Soit. Mais dans la collaboration pour survivre, la motivation est intéressée. Quel rapport alors avec l’altruisme, qui par définition est désintéressé ?
De nombreux comportements font du bien aux autres sans pour autant être motivés par l’altruisme. On peut faire le bien en espérant une récompense matérielle ou émotionnelle : pour éviter le blâme et être bien vu, pour avoir une bonne opinion de soi-même, par sens du devoir… et autres simulacres. Il existe aussi des actes d’altruisme héroïque dont il semble presque indécent de mettre en doute la motivation altruiste. Pensons à ces Justes qui ont protégé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale en risquant leur propre vie. Toutefois, selon le psychologue américain Daniel Batson, tant qu’on n’a pas examiné par des expériences en laboratoire la motivation qui sous-tend l’action, on ne saurait trancher la question. Mais après 35 expériences étalées sur 40 ans, la conclusion à laquelle aboutit Daniel Batson est que l’hypothèse selon laquelle l’altruisme véritable existe est vérifiée. Toutefois, Batson préfère parler de « motivation altruiste » en se référant à l’état mental qui prévaut en votre esprit dans le moment, plutôt que d’individus altruistes, puisque généralement nous ne le sommes pas en permanence.
N’est-ce pas couper les cheveux en quatre ?
Dire que l’altruisme véritable existe bel et bien peut, pour certains, sembler enfoncer des portes ouvertes. Mais l’hypothèse de l’égoïsme universel ayant longtemps prévalu dans la philosophie occidentale, en théorie économique et même en psychologie, il était indispensable de démontrer de manière irréfutable l’existence de l’altruisme véritable. Si les êtres humains, les enfants notamment, étaient irrémédiablement égoïstes, comme l’affirmait Freud, à quoi bon vouloir les inciter à la bonté ? Ce serait aussi vain que vouloir polir un morceau de charbon en espérant qu’il finisse par briller comme de l’or. Par contre, si nous avons en nous un potentiel d’altruisme véritable, nous pouvons le magnifier et favoriser son épanouissement chez l’enfant par l’éducation et par la force de l’exemple. Le bouddhisme parle quant à lui d’une « bonté originelle ».
Nous avons longtemps subi un lavage de cerveau par ceux qui soulignent les dispositions égoïstes et malveillantes de l’être humain, sans reconnaître ce potentiel de bonté qui est le nôtre. Pour Nelson Mandela, « la bonté de l’homme est une flamme qu’on peut cacher, mais qu’on ne peut jamais éteindre » (Un long chemin vers la liberté, Le Livre de poche, 1996). Par conséquent, il faut réfléchir à la manière dont la société peut favoriser la bienveillance, la solidarité, la fraternité, la sororité, afin de construire ensemble un monde meilleur.
Vous avez évoqué les simulacres d’altruisme pour se donner bonne conscience. Pourriez-vous préciser ?
Ils sont légion, mais en dehors des simulacres bassement intéressés il en est d’autres qui sont utiles à la société. La réciprocité à long terme, par exemple, n’est pas de l’altruisme pur, mais joue un rôle vital dans les petites communautés dont les membres se connaissent tous et qui sont fréquemment amenés à se rendre service mutuellement. Chacun sait implicitement qu’en aidant son voisin au temps de la récolte celui-ci vous rendra la pareille, sans quoi il serait montré du doigt. Cette réciprocité est importante pour l’harmonie sociale, même s’il s’agit d’une forme d’altruisme intéressé.
Parler d’altruisme intéressé ne serait donc pas antinomique ?
La formule est souvent utilisée dans la littérature scientifique, mais si l’on veut être vraiment cohérent il serait plus juste de parler de comportements mutuellement bénéfiques que d’altruisme. En revanche, il ne faut pas douter de l’altruisme véritable lorsque, secondairement, il vous fait également du bien. Le fait qu’un acte altruiste vous apporte, de surcroît, une satisfaction ou toute autre forme de récompense n’altère en rien la nature altruiste de votre motivation première qui était d’accomplir le bien d’autrui. Faudrait-il impérativement se sentir mal après avoir fait le bien d’autrui ? Cela n’a aucun sens. Pour être véritable, l’altruisme n’exige pas de souffrir. La satisfaction légitime d’avoir sauvé la vie d’un enfant n’invalide nullement la qualité altruiste de votre motivation. Prétendre le contraire est un faux procès de la part de ceux qui sont à bout d’argument pour démolir l’altruisme et qui déclarent : « Ah, ah, l’altruisme vous fait du bien et c’est pour cela que vous le pratiquez ! » Je ne pense pas que quelqu’un qui a plongé dans l’eau glacée pour sauver un enfant qui se noyait, ou un Juste qui cachait une famille juive se soit dit : « Qu’est-ce que je me sentirai bien quand cela sera fini ! » Heureusement que l’on se sent bien après avoir manifesté de la bonté plutôt qu’après avoir nui à autrui.
Mais alors, que penser du sacrifice ? N’est-il pas un signe de bienveillance, une preuve d’altruisme ?
Un sacrifice peut être nécessaire, mais s’il est joyeusement consenti il cesse d’être un sacrifice, cette notion impliquant un aspect pénible. Personnellement, je me réjouis de donner l’intégralité de mes revenus à des causes humanitaires (Karuna Shechen), mais cela ne me coûte rien du point de vue de mon ressenti, bien au contraire ! Bien sûr, la joie sadique ou la satisfaction de s’être vengé existent. Mais ces états mentaux délétères ne peuvent apporter une satisfaction durable, encore moins la plénitude et la paix intérieure. Seule la bonté rend heureux. « L’homme le plus heureux est celui qui n’a dans l’âme aucune trace de méchanceté », disait Platon. C’est pourquoi vouloir séparer à tout prix l’acte altruiste de la satisfaction qu’il procure, c’est comme allumer une bougie pour qu’elle éclaire, tout en refusant qu’elle diffuse de la chaleur, sous prétexte que sinon elle n’émet pas vraiment de la lumière… Absurde !
Si l’altruisme est naturel et s’il procure paix et satisfaction, comment expliquez-vous qu’il ne soit pas davantage pratiqué ?
En vérité, il l’est ! C’est la « banalité du bien », qui fait écho à la formule de la « banalité du mal » de la philosophe Hannah Arendt. En effet, la plupart du temps, la majorité des sept milliards d’êtres humains se comportent de façon décente les uns envers les autres. Mais cette banalité du bien ne fait pas de bruit, précisément parce que c’est le mode par défaut de l’action humaine. Les actes barbares, eux, font la une des nouvelles, parce qu’ils sont considérés comme déviants, anormaux. L’évolution nous a habitués à être en alerte à l’égard de ce qui paraît dangereux. Nous sommes équipés émotionnellement pour réagir aux clameurs d’une altercation ou à une détonation soudaine. Si un groupe de bénévoles aident quotidiennement des personnes âgées à Lyon, on n’en parlera pas dans le journal télévisé de 20 heures. Mais que quelqu’un assassine une personne dans la rue, et la nouvelle sera diffusée dans tout le pays.
Est-ce pour cela que vous avez écrit un « plaidoyer », parce que vous pensez que cette banalité du bien doit être défendue ?
Au départ, je souhaitais simplement montrer que l’altruisme véritable existe et qu’il peut être développé par l’entraînement de l’esprit. Je voulais aussi souligner que la théorie de l’égoïsme universel n’a jamais été vérifiée scientifiquement et avait été démantelée par les philosophes. Grâce aux travaux sur la plasticité du cerveau et sur l’épigénétique, on sait maintenant que l’entraînement de l’esprit induit des modifications fonctionnelles et structurelles cérébrales et peut influencer l’expression de nos gènes. Il ne faut donc pas opposer la science et la contemplation, mais les conjuguer.
Je voulais aussi montrer que l’altruisme est le seul concept qui permette de relever les grands défis du XXIe siècle et de combiner les exigences du court, du moyen et du long terme. L’égoïsme ne fait pas l’affaire. En revanche, la considération d’autrui peut à court terme mener à une économie plus solidaire ; à moyen terme, elle favorise notre épanouissement et celui des autres, et à long terme, elle est indispensable pour éviter d’être la cause d’immenses souffrances pour les générations à venir. L’altruisme est le seul concept qui permet de réunir autour d’une même table des scientifiques qui préconisent des mesures indispensables pour éviter de saccager notre planète, des décideurs politiques et des entrepreneurs sociaux qui s’occupent de la qualité de vie des citoyens et des financiers, qui sont davantage préoccupés par le court terme, pour qu’ils construisent ensemble un monde meilleur. L’altruisme n’est donc pas une noble utopie quelque peu naïve, mais la seule solution pragmatique aux grands défis du XXIe siècle.
Certes les comportements et les optiques peuvent évoluer, mais encore faut-il le décider.
Un événement extérieur peut conduire, voire obliger à changer. Mais, la plupart du temps, il vous faut mettre en place intérieurement les conditions de votre changement. C’est comme pour le piano ou la course à pied, certains sont plus doués que d’autres, mais nous avons tous un potentiel d’apprentissage. Les traditions contemplatives invitent pour cela à se familiariser avec le fonctionnement de notre esprit, à cultiver les qualités humaines les plus essentielles et à éroder nos défauts. Certains individus se relient à un être supérieur, un créateur dont ils se sentent à l’image et en qui ils trouvent la source de l’amour universel. D’autres sont plus à l’aise avec les notions de causalité et d’interdépendance, comme le bouddhiste. C’est à chacun et chacune de trouver sa voie de transformation et d’éradiquer l’ignorance et les autres causes de souffrance par la pratique. C’est dans ce but que le bouddhisme recommande de nourrir la bienveillance par la méditation. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce mot méditation, qui a été galvaudé. Selon ses racines orientales, il s’agit de se familiariser avec la nature de notre esprit et de cultiver des qualités essentielles, dont la bienveillance.
Mais il y a aussi des forces contraires…
Bien évidemment, l’individualisme exacerbé notamment. À une époque où nous avons plus que jamais besoin de solidarité, il convient d’infirmer les vues des champions de l’égoïsme, parmi lesquels la philosophe et romancière Ayn Rand, dont les idées ont une influence considérable aux États-Unis dans les milieux républicains et ultraconservateurs qui défendent l’idée d’un « État minimal », très peu interventionniste. Elle est le chantre de la « vertu d’égoïsme », comme s’intitule un de ses livres, affirmant que l’altruisme est « immoral » et que cette « notion monstrueuse » fait de nous des « bêtes sacrificielles ». Dans une interview, elle déclarait notamment : « Personne n’a jamais donné une raison valable qui justifierait que l’homme doive protéger son semblable. » Il reste donc beaucoup à faire pour prendre pleinement conscience de notre humanité commune et développer une bienveillance inconditionnelle.
Malgré tous les efforts, la malveillance d’autrui est parfois tenace. Comment ne pas y donner prise et rester soi-même bienveillant ?
Il suffit d’examiner honnêtement les effets dévastateurs de la malveillance. L’animosité, la haine, le ressentiment se traduisent inévitablement par de la souffrance pour tous. Or, on ne peut pas au même moment vouloir du bien et du mal à quelqu’un. En conséquence, plus on emplit notre paysage mental de bienveillance, moins il y aura de place pour la malveillance. C’est un long processus, comme toute transformation véritable. Il faut d’abord étudier, écouter des explications sur la bienveillance et sur la façon de la cultiver. Il faut ensuite y réfléchir profondément et finalement l’intégrer par la pratique, avec persévérance. Mais le résultat en vaut la peine et se manifestera au travers de notre manière d’être et de nos comportements altruistes.
L’amour universel prôné par le bouddhisme a-t-il quelque chose à voir avec celui du prochain enseigné par les monothéismes ?
Le dalaï-lama dit souvent : « Ma religion est celle de la bonté. » Et il ajoute que l’amour du prochain et la compassion pour ceux qui souffrent sont les fondements de toutes les religions. Si nous commencions par nous unir autour de la règle d’or « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », l’humanité s’en porterait beaucoup mieux. Que l’on soit croyant ou non, la première tâche que nous devons accomplir est de devenir un meilleur être humain. Cela passe par la bienveillance, non par la haine. Les traditions laïques qui prônent des valeurs humanistes, comme la fraternité républicaine, reposent en fait sur les mêmes principes.
Éviter autant que possible la souffrance est une aspiration fondamentale de tous les êtres sensibles. En prendre conscience amène naturellement à être concerné par le sort d’autrui, à faire de son mieux pour alléger ses souffrances et lui apporter du bien-être. Quant à ceux qui nuisent aux autres, on peut les aborder comme un médecin confronté à un fou furieux : il s’assure d’abord que le fou ne puisse nuire, puis se demande comment le soigner, plutôt que de lui exploser la cervelle.
Quand bien même vous leur tendez le calumet de la paix, certains s’agrippent à leur position belliqueuse. Que faire alors ?
Rester fermement ancré dans la bienveillance ! Sinon, on entre dans l’escalade de l’animosité, du ressentiment et de la violence verbale et physique, ce qui peut conduire à l’irréparable. Les meurtres sont en majorité perpétrés entre gens qui se connaissent. J’ai participé à des études de confrontation avec des personnes difficiles. Indéniablement, la meilleure façon de les neutraliser est de désamorcer leur malveillance. Dans les cas extrêmes, cela implique d’adopter une position ferme, qui passe parfois par une rupture, un déchirement, car ce n’est bon pour personne de perpétuer le cycle de souffrance.
L’éloignement n’est pas toujours possible. Comment ne pas s’abîmer dans le découragement quand la malveillance et l’injustice triomphent ?
C’est plus facile à dire qu’à faire en effet. Néanmoins, le sentiment d’avoir fait son possible permet de maintenir notre paix intérieure et notre cohérence avec nos valeurs. Tenzin Choedrak, un médecin du dalaï-lama qui a passé 20 ans dans un camp de travaux forcés chinois, comme beaucoup là-bas, où il a été maltraité, torturé, disait que ne pas sombrer dans la haine l’avait sauvé. En comprenant qu’il était face à des jeunes endoctrinés, il avait réussi à ne pas perdre sa compassion.
Derrière les situations de conflit, on trouve souvent un profil narcissique qui veut écraser les autres, sans doute par manque d’assurance. Pour devenir altruiste, ne faut-il pas commencer par s’aimer soi-même ?
Détrompez-vous, les études montrent que les narcissiques sont persuadés d’être les meilleurs. Ils perçoivent les autres comme des instruments de leurs intérêts ou comme des menaces. Cette manière d’être dysfonctionnelle relève de l’égarement, de l’orgueil, de la jalousie, du désir obsessionnel et de l’agressivité. S’aimer soi-même de manière saine n’implique pas d’être égoïste. Il est tout à fait légitime de se vouloir du bien. Mais la poursuite d’un bonheur égoïste est vouée à l’échec. Tout le monde y perd. On rend la vie misérable aux autres et à soi-même. Avec la bienveillance au contraire, tout le monde y gagne. C’est le double accomplissement du bonheur d’autrui et du sien. Toutefois, pour ceux qui souffrent de haine et de mépris de soi, cultiver l’autocompassion est indispensable.
Vous avez évoqué des études de confrontation auxquelles vous avez participé. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ces études, menées par les psychologues américains Paul Ekman et Robert Levenson, cherchaient à voir comment désamorcer la confrontation. On me fit débattre d’un sujet prêtant à controverse avec deux personnalités. Nous étions bardés de capteurs chargés d’enregistrer nos paramètres physiologiques, nos expressions faciales étaient filmées. Mon premier interlocuteur fut affable. Nous avons eu plaisir à discuter. Nos paramètres physiologiques indiquaient une attitude calme, exempte de conflit. Le second avait été choisi pour son caractère virulent – ce qu’on ne lui avait pas dit, bien entendu. Il entra d’emblée dans le vif de la confrontation, et ses paramètres physiologiques grimpèrent en flèche. J’essayais de rester calme et amical. Ses paramètres n’ont pas tardé à s’apaiser. Au terme des dix minutes, il a déclaré aux chercheurs : « Je ne peux pas me disputer avec ce type ; ses propos sont sensés et il sourit tout le temps. » Comme le dit le proverbe tibétain : « On ne peut pas applaudir d’une seule main. » Il faut donc être deux pour se quereller. Les émotions sont utiles lorsqu’elles s’expriment avec justesse. Si la colère mue par l’animosité est indésirable, l’indignation inspirée par la bienveillance est, elle, souhaitable, s’il s’agit par exemple de remédier à l’injustice et à l’oppression. On peut penser à la manière dont le Myanmar a traité les Rohingyas avec la complicité de certains moines bouddhistes.
Le sort réservé à cette minorité musulmane écorne l’image positive du bouddhisme en Occident.
Le dalaï-lama l’a bien dit : « Le Bouddha serait certainement venu en aide à ces pauvres Rohingyas. Dans le bouddhisme, il n’y a aucune justification à user de violence, dans quelque but que ce soit. » On ne peut qu’être atterré par la violence de l’armée birmane à l’encontre des Rohingyas et par le soutien actif de quelques moines bouddhistes. Aucun groupe ni institution ne sont à l’abri des déviances. Il y a des pervers, voire des psychopathes, dans toute population humaine, et ils finissent toujours par passer à l’acte. Ces fruits pourris ne doivent pas cacher les beaux vergers et nous faire tomber dans le syndrome du mauvais monde. Sous prétexte qu’il y a des déviants, va-t-on porter l’opprobre à l’ensemble de la communauté dont ils font partie – l’éducation, le sport, la religion, la famille ? Il faut prendre soin des victimes, souvent laissées pour compte, et la justice doit faire son œuvre à l’égard des coupables. Mais ne laissons pas les déviants nous faire perdre confiance dans la nature humaine. Car malgré tout ce que l’on raconte, la bienveillance est prédominante.
Vous avez évoqué l’interdépendance. En quoi cette notion vous convient-elle finalement mieux que la notion occidentale de bonté ?
L’interdépendance repose sur la loi des causes à effets : vous êtes le produit d’un passé et l’architecte de votre futur. Cette liberté vous met à la croisée des chemins. Vous ne subissez pas un destin imposé, comme les intouchables hindous, qui naissent dans cette caste sans l’avoir choisie et doivent se satisfaire de leur sort. Le bouddhiste a tout intérêt d’éviter d’infliger de la souffrance aux autres et à lui-même. Si vous versez de la strychnine en amont d’une rivière, vous la retrouverez en aval. De même, si vous mettez de la haine dans le flot de la conscience, de la jalousie, de l’arrogance, cela empoisonne tout le monde et crée de la souffrance. Alors que si vous y mettez de la générosité, de l’altruisme, de la patience, de l’humilité, au bout du compte cela produit de l’épanouissement. Un sentiment profond d’adéquation avec ce que vous devez être et du bien pour les autres : un double accomplissement.
Est-ce cette réflexion qui vous a attiré dans le bouddhisme ?
Dans ma jeunesse parisienne, j’ai eu la chance de rencontrer des intellectuels et des artistes, grâce à mon père, le philosophe Jean-François Revel, et à ma mère, la peintre Yahne Le Toumelin. Mais à un âge où l’on cherche des modèles, je n’en trouvais pas. Je côtoyais aussi des gens soi-disant ordinaires qui rayonnaient de bonté, comme le jardinier chez ma grand-mère en Bretagne. Une telle dichotomie entre les talents et les qualités humaines me déconcertait.
J’ai lu les pères du désert, les soufis, le vedanta hindou, les taoïstes… C’est alors qu’en voyant des maîtres tibétains apparaître dans des documentaires réalisés en Inde par Arnaud Desjardins (le Message des Tibétains), j’ai eu l’impression d’être en présence d’une douzaine de Socrate ou de François d’Assise vivant aujourd’hui. Je suis donc allé les rencontrer. Il se trouve qu’ils étaient bouddhistes, mais ce qui comptait avant tout à mes yeux, c’étaient leurs qualités humaines, leur sagesse et leur bonté. Je me suis dit que si je pouvais devenir ne serait-ce qu’un centième de ce qu’ils étaient, cela valait la peine d’y consacrer ma vie. Après avoir terminé ma thèse en génétique cellulaire à l’Institut Pasteur, j’ai fait mon postdoctorat dans l’Himalaya ! J’y suis depuis 50 ans et m’en félicite à chaque instant. Tout cela, je le raconte dans Carnets d’un moine errant.
Vous vous êtes confronté à des fondements intellectuels différents.
Au début, j’ai surtout pratiqué selon les instructions que me donnait mon premier maître, Kangyour Rinpoché. Après sa mort, en 1975, je suis devenu disciple de Dilgo Khyentsé, mon second maître, et alors j’ai commencé à étudier. La profondeur, la cohérence de tous ces traités et commentaires m’ont enthousiasmé. J’ai aussi commencé à traduire des textes et des enseignements, une dizaine de volumes, dont Shabkar, autobiographie d’un yogi tibétain (Padmakara, 2014), qui représente dix ans de travail, 1 000 pages dans la traduction intégrale, que je fis tout d’abord du tibétain vers l’anglais. J’ai aussi servi d’interprète à mes maîtres et au dalaï-lama. Depuis deux ans, je passe plus de temps en France, près de ma mère, âgée de 98 ans. Mais c’est dans l’Himalaya que je me sens le plus dans mon élément.
Que pensez-vous de ces courants actuels en Occident qui affirment que seule une femme peut parler des femmes, que l’on ne peut parler que de son identité, au nom de sa propre culture ?
N’est-ce pas là une projection sur la culture de l’hyperindividualisme, de l’épidémie de narcissisme qui sévit aux États-Unis et qui arrive en Europe ? On s’attache à des caractéristiques personnelles sur lesquelles on projette une valeur intrinsèque et, de ce fait, elles deviennent non négociables. Le dalaï-lama dit souvent qu’en Orient comme en Occident, depuis des millénaires, nous avons tous les mêmes émotions, même si la manière de les exprimer varie d’une culture à l’autre – certains les expriment très ouvertement, comme aux États-Unis, où il est usuel de partager ouvertement son ressenti ; d’autres avec plus de pudeur, comme en Orient. Quant au fait d’être l’esclave de nos propres pensées ou de nous libérer de l’emprise des émotions perturbatrices, nous sommes tous logés à la même enseigne.
À décrire une culture de l’extérieur, ne risque-t-on pas la caricature ?
À condition de s’immerger avec un esprit ouvert, il est possible, sans sacrifier son identité, d’intérioriser une autre culture. Personnellement, je me sens plus à l’aise parmi mes amis tibétains qu’à Paris ou à New York ! Je ne vois pas pourquoi une Asiatique ou un Européen ne pourrait pas devenir un fin connaisseur de telle culture africaine ou amérindienne. Certes, cela demande de l’empathie au sens de se plonger dans la culture de l’autre, d’être à l’écoute de ce qu’il ressent, attentif à ses attitudes.
Vous avez écrit Plaidoyer pour les animaux (Pocket, 2015). Pourquoi la bienveillance à leur égard est-elle si peu répandue ?
Au temps de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, les animaux n’étaient pas considérés comme inférieurs, mais différents. Si, comme cela m’est arrivé dans mon ermitage, vous entendez une tigresse rugir à moins de 100 mètres, c’est sûr que vous ne vous sentez pas « supérieur ». Avec la sédentarisation et l’apparition de l’élevage, les animaux sont devenus familiers aux humains. Ils sont devenus Blanchette, Noiraude, que l’on a aidée à naître et sur qui l’on veille. Pour arriver à tuer et manger Blanchette, il faut créer une distanciation morale. On se raconte qu’elle ne ressent rien. On se crée une cosmogonie où l’humain tient la meilleure place et où les animaux sont des objets de consommation. Nous sommes tout, ils ne sont rien. C’est plus tranquillisant que de reconnaître que les animaux sont sensibles et intelligents – des études ont montré que les bonobos font des calculs mentaux plus vite que les étudiants japonais –, qu’ils ont une conscience, différente, mais réelle, comme l’affirment les scientifiques, et que comme nous, ils essaient d’échapper à la douleur et de rester en vie.
Comment cette question est-elle résolue dans le bouddhisme ?
Il enseigne que tous les êtres ont la « nature de Bouddha », même si, en raison de leur intelligence limitée, les animaux ne peuvent progresser sur le chemin de l’Éveil. Au cours de l’évolution, les espèces ont développé les qualités qui leur permettent de survivre : le radar des chauves-souris, le sens de l’orientation des oiseaux migrateurs et une intelligence hors pair chez les humains. Mais cela ne donne en aucune façon aux humains le droit d’user du droit du plus fort pour décider où, quand et comment les autres espèces doivent vivre et mourir. Si l’on y regarde bien, depuis 30 ans, la plupart des épidémies virales sont dues à un rapport malsain aux autres espèces, soit en perturbant les espèces sauvages (virus du Sida, Ebola, Sras et Covid-19), soit en raison de l’anormalité des gigantesques élevages industriels (virus de la grippe aviaire, porcine, etc.).
L’émergence du souci écologique en Occident vous incite-t-elle à l’optimisme quant aux progrès de l’humanité ?
Une grande partie de la population reste encore indifférente au souci écologique. Mais nous avons progressé dans d’autres domaines, celui de la diminution globale de la violence par exemple. J’ai écrit la préface de la Part d’ange en nous (Les Arènes, 2017), le livre de Steven Pinker, professeur à Harvard, que certains Français ont accusé, sans raison, de dogmatisme. En examinant des centaines d’études et de données, il démontre que globalement la violence n’a cessé de diminuer dans le monde au fil des siècles. Au XIVe siècle, par exemple, le taux d’homicide en Europe était de 100 homicides par an pour 100 000 habitants. Aujourd’hui, il est de 1, c’est-à-dire 100 fois moins ! Le nombre moyen de victimes par conflit en tout genre dans le monde est passé de 30 000 à 1 000 entre 1950 et aujourd’hui. Cela est dû, entre autres, à l’avancement de la démocratie, du statut des femmes et des échanges entre pays, qui reflètent leur interdépendance. Reste la violence morale, le harcèlement direct et virtuel, tout n’est pas gagné, mais cela avance tout de même dans le bon sens. Le nombre considérable de personnes qui s’engagent dans les actions bénévoles et l’apparition de dizaines de milliers d’ONG issues de la société civile sont un autre indicateur positif.
La pandémie peut-elle produire un effet de repli, de méfiance accrue de l’autre, à contre-courant de la bienveillance ?
D’après des chercheurs qui ont interviewé plusieurs milliers de personnes dans une cinquantaine de pays, 16 % des gens ont très mal vécu le confinement à cause des décès, des violences intrafamiliales, de la solitude contrainte ou de la précarité, mais 50 % l’ont vécu de façon positive, on ne le dit pas assez ! Beaucoup ont apprécié de ralentir, de passer moins de temps dans les transports et davantage avec leurs proches et avec eux-mêmes. En faisant une analyse sémantique des interviews, ces chercheurs ont constaté qu’il y avait beaucoup plus d’usage du « nous » que de « je ». Ce qui montre la conscience d’être tous dans le même bateau, que nous traversons ensemble cette période d’incertitude. Beaucoup en ont aussi profité pour se reconnecter avec la nature.
Or les vertus de la biophilie, ce sentiment d’adéquation que l’on ressent dans un environnement naturel, ont été bien étudiées. On sait notamment que les enfants qui sont fréquemment dans la nature sont plus créatifs et jouissent d’une meilleure santé physique et mentale. La pandémie est une occasion de revoir nos priorités. Faut-il continuer la consommation à outrance ? Ne peut-on pas faire mieux avec moins ? Et si c’était le moment d’adopter une sobriété heureuse ? Autant de concepts qui font parfois rire certains, mais qui peuvent participer à créer une harmonie durable. Cela permettrait de préserver la nature, mais aussi de remédier aux inégalités, à la pauvreté au sein de la richesse, dans une société plus harmonieuse.
Entretien tiré du hors-série Psychologie de La Vie « Oser la bienveillance »