Le film «Golden Seniors», qui retrace le parcours de cinq aînés plongeant dans la méditation pour «mieux vieillir», sort en Suisse le 27 septembre. L’essayiste et moine bouddhiste Matthieu Ricard, ambassadeur du long métrage, s’en fait l’écho
Interview de Célia Héron pour Le Temps.
Source : https://www.letemps.ch/societe/matthieu-ricard-bien-vieillir-est-un-cadeau-dans-l-existence
Soyons francs: la méditation, on en parle plus qu’on en fait. Pourtant, ses bénéfices ne sont plus à prouver, pour les individus mais aussi et peut-être surtout pour une société vieillissante. Quel impact la méditation a-t-elle sur les cerveaux de nos aînés? Peut-elle être l’alliée de leurs vieux jours?
Le documentaire Golden Seniors retrace la démarche d’une équipe de scientifiques qui a conduit l’étude européenne Silver Santé. Son but: mesurer les effets de l’apprentissage d’une langue et de la méditation sur la santé et le bien-être des aînés. Matthieu Ricard, dont l’activité cérébrale est elle-même mesurée dans le film qui sort le 27 septembre en Suisse, répond à nos questions.
Le Temps: Comment avez-vous été amené à devenir «ambassadeur» de ce projet?
Matthieu Ricard: J’ai participé à des recherches en neurosciences sur les effets de l’entraînement de l’esprit depuis plus de vingt ans, en tant que cobaye et en tant que collaborateur. J’ai contribué à l’élaboration des protocoles expérimentaux et proposé des interprétations des résultats du point de vue de «la première personne», celle du sujet qui relate ce qui se passe dans son esprit lorsque les scientifiques observent des fluctuations d’activité dans diverses aires du cerveau. J’ai souvent travaillé avec Antoine Lutz, un expert éminent dans le domaine des neurosciences contemplatives, qui, avec Gaël Chételat, a été l’un des principaux chercheurs du projet Silver Santé.
«Golden Seniors», présenté en première mondiale aux Journées de Soleure les 21 et 23 janvier, a fait salle comble lors des deux projections. Comment avez-vous perçu la réaction du public au film? Vous a-t-elle surpris?
C’est encourageant, mais pas si surprenant que cela. Nous avons affaire à notre esprit du matin au soir, et cet esprit peut être notre meilleur ami comme notre pire ennemi. Tout ce qui peut contribuer à une santé mentale plus optimale est bienvenu. Qui plus est, nous sommes tous préoccupés par la question du vieillissement. Bien vieillir physiquement et mentalement est un cadeau dans l’existence.
Quel regard portez-vous sur la place qu’occupent les seniors aujourd’hui dans notre société?
Dans les sociétés traditionnelles, les personnes âgées sont respectées en raison de leur savoir-faire, de leur expérience de la vie, et souvent de leur sagesse. Elles revêtent donc une importance particulière pour les générations plus jeunes. Toutefois, dans la société contemporaine, la quête de performance l’emporte sur la valorisation de la sagesse, et il arrive malheureusement que les personnes âgées soient mises à l’écart.
Le film suit cinq personnes qui n’ont rien du profil type ou cliché du méditant: ni bobo, ni hippie, ce sont des seniors tout à fait banals qui décident d’essayer de changer de vie. Le phénomène d’identification était-il important pour que les spectateurs se sentent concernés?
On constate en effet que des personnes venant de milieux divers et qui n’avaient a priori aucun intérêt particulier pour la méditation, en ont retiré, pour la plupart, des bienfaits appréciables. Leur exemple peut donc encourager d’autres personnes à tenter l’aventure et les rassurer sur le fait que la méditation n’est pas seulement pratiquée par des personnes un peu excentriques…
Le vieillissement cérébral nous concernera tous et toutes en tant que société, compte tenu de la donne démographique. Que savez-vous de la popularité de la méditation auprès des seniors?
Le processus de vieillissement cérébral affectera l’ensemble de la société. En ce qui concerne la méditation chez les personnes âgées, mes confrères scientifiques pourraient apporter une réponse plus approfondie, mais sur la base de mon humble expérience, il n’y a pas d’âge pour méditer. Cette pratique nous offre des outils pour vivre le vieillissement avec plus de sérénité, de satisfaction et de bienveillance envers autrui et soi-même. Il n’est pas surprenant que de nombreux aînés ayant essayé la méditation en aient apprécié les bienfaits, même si cette approche ne convient pas à tous.
Rappelons néanmoins que la méditation ne se résume pas à une méthode unique: elle propose une diversité d’approches pour entraîner notre esprit. Dans la philosophie bouddhiste, on évoque 84 000 portes d’entrée vers l’enseignement de Bouddha, correspondant aux différentes aptitudes et dispositions mentales des individus!
De l’autre côté du spectre, on voit aussi la différence d’effets pour les «experts méditants», qui ont eux commencé beaucoup plus jeunes à pratiquer. Où en est-on de l’apprentissage de la méditation à l’école?
L’incorporation de la méditation dans le milieu scolaire, en mettant principalement l’accent sur l’attention, l’équilibre émotionnel et les comportements pro-sociaux, a fait l’objet d’évaluations scientifiques aux Etats-Unis. La pratique de la méditation est observée dans de nombreuses écoles, notamment au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Ces compétences sont extrêmement pertinentes pour les enfants et n’ont, au passage, aucune connotation religieuse intrinsèque.
Où en est la recherche aujourd’hui tendant à vérifier la modification de certaines zones du cerveau et de son fonctionnement?
Les études sur l’entraînement de l’esprit ont connu une expansion significative au cours des deux dernières décennies dans de nombreux laboratoires à travers le monde, avec une multitude d’articles scientifiques publiés chaque année. Il est donc difficile de résumer la situation brièvement. Toutefois, il convient de souligner en particulier que la recherche a mis en avant les avantages de cultiver la bienveillance par le biais de la méditation. Or, c’est précisément la bienveillance dont notre monde a le plus besoin.
Le déficit de bienveillance est parfois corrélé au manque de confiance – dans les médias, les institutions, ou envers autrui. Comment analysez-vous cette défiance? De quoi est-elle le symptôme?
Ce déficit de confiance peut en partie être attribué à la surabondance d’informations de toutes sortes, combinée à l’incertitude quant à leur fiabilité. Ces dernières années, nous sommes entrés dans une ère où l’illusion de la connaissance prévaut. Les gens ont tendance à croire qu’en passant quinze minutes à naviguer sur internet, ils peuvent remplacer des années d’études et de recherche sur un sujet donné. Cette illusion les rassure dans un monde où ils sont désorientés quant à quelles sources d’autorité se fier. Cependant, ces semblants de certitude manquent cruellement de discernement face à des situations complexes en constante évolution. Il est donc crucial de reconnaître la valeur des connaissances fournies par ceux qui ont consacré une grande partie de leur vie à explorer méticuleusement et rigoureusement certains domaines du savoir.
Dans une récente interview, vous citiez Gandhi: «La liberté extérieure que nous atteindrons dépend du degré de liberté intérieure que nous aurons acquis.» Pouvez-vous expliciter cette idée?
Nous sommes presque tous le jouet de nos égarements, de nos conditionnements, de nos conflits intérieurs, de nos pensées errantes et de nos émotions perturbatrices. Cette servitude est à l’origine de nombreuses souffrances. Comment pouvons-nous nous libérer de cette prison? La difficulté majeure réside dans le manque de discernement: il nous est difficile d’identifier les états mentaux qui nous asservissent. La liberté intérieure peut être acquise grâce à une meilleure compréhension du fonctionnement de notre esprit, à une élucidation des mécanismes du bonheur et de la souffrance, ainsi qu’à l’acquisition de la sagesse. Ce discernement doit être associé à un entraînement qui permettra à notre esprit de gérer aisément et intelligemment les états mentaux perturbateurs.
Que peut le bouddhisme pour l’époque que nous traversons?
Malgré les conflits, la montée de la démagogie et la persistance de certaines formes de totalitarisme, beaucoup de choses vont mieux à notre époque. Pour ne citer que quelques exemples, la faim pourrait être éradiquée de la planète d’ici à 2030 si les progrès se poursuivent au même rythme. Le nombre d’enfants privés d’éducation a été réduit de moitié en vingt ans. La mortalité infantile et maternelle a diminué de moitié depuis 1990. En Europe, entre 1500 et 2010, le taux d’homicides a été réduit de trente fois. Cependant, tous ces progrès sont vulnérables aux changements climatiques et à la détérioration écologique – les défis majeurs du XXIe siècle. Seuls l’altruisme, la considération envers les autres à court, moyen et long terme peuvent nous aider à relever ces défis. Nous devons également développer un sentiment de responsabilité global. Le bouddhisme peut contribuer à cela, car il a toujours mis en avant la bienveillance et la notion d’interdépendance universelle.
Sur quoi travaillez-vous actuellement?
Un ami m’a dit récemment: «Arrête d’écrire des livres idiots et remets-toi à la traduction de textes.» En réalité, c’est ma vocation première et, depuis deux ans, je consacre mes journées à la traduction de textes tibétains inspirants. Je me consacre également davantage à ma pratique spirituelle. Ces dernières années, j’ai aussi pris soin de ma mère, artiste peintre et nonne bouddhiste, Yahne Le Toumelin. Elle nous a quittés en mai, et nous avons célébré 100 années d’une belle vie qui a été une source d’inspiration pour de nombreuses personnes. Elle disait notamment: «Le silence est la langue de l’avenir.»
De quoi vous réjouissez-vous?
Je me réjouis du fait que chacun d’entre nous possède un potentiel de bienveillance, même s’il peut être enfoui sous des couches d’agressivité, d’orgueil, d’avidité, et autres poisons mentaux. Il est toujours possible de faire émerger cette bienveillance à la surface. Ainsi, ce qui me remplit de joie, ce sont tous les gestes empreints d’altruisme et de compassion.