À 21 ans, Matthieu Ricard quitte tout pour partir vivre dans l’Himalaya auprès de maîtres spirituels. Devenu moine bouddhiste, interprète français du dalaï-lama, auteur et photographe à succès, il a fondé Karuna-Shechen, une ONG laïque et apolitique, pour lutter contre la pauvreté. Il plaide pour un altruisme efficace.
Propos recueillis par Marie-Angélique Ozanne
Entre une retraite en Dordogne et un voyage au Bhoutan, Matthieu Ricard nous reçoit chez son cousin à Paris pour parler de voyages et d’altruisme. Des amies passent, des collaborateurs s’affairent dans la pièce voisine autour d’un projet de film et d’un livre à paraître. Une ruche créative, baignée de joie et de bonne humeur.
Pourquoi, à 20 ans, êtes-vous parti vivre en Inde ?
Grâce à ma famille, j’ai eu la chance d’être confronté à des gens passionnants qui venaient régulièrement à la maison : des prix Nobel, intellectuels, artistes, scientifiques, explorateurs… J’admirais leurs talents, mais je n’avais pas forcément envie de leur ressembler en tant qu’être humain. Et puis un jour, à 20 ans, j’ai vu Le Message des Tibétains, le documentaire d’Arnaud Desjardins. Il avait filmé des maîtres spirituels qui avaient fui l’invasion du Tibet. J’avais l’impression de voir vingt Socrate, vingt saint François d’Assise, vivant aujourd’hui. J’ai tout de suite décidé de partir en Inde, en 1967. Arnaud m’a alors conseillé d’aller rendre visite à l’un de ces maîtres qui l’avait particulièrement impressionné, Kangyur Rimpoché. Je suis donc parti pendant les vacances universitaires le voir à Darjeeling. C’était tellement extraordinaire ! Une montagne de sagesse, de bienveillance, de simplicité. J’ai pensé : je suis arrivé à destination, à l’endroit depuis lequel je peux faire le voyage de toute une vie. J’ai dû rentrer à Paris pour finir mes études, soutenir ma thèse de doctorat en génétique cellulaire. J’ai fait six allers-retours, et fin 1972, j’ai pris un aller simple, me suis installé dans un petit ermitage auprès de mon maître spirituel et me suis dit : la vraie recherche commence maintenant ! Comme disait le poète Henri Michaux, « si on va en Inde sans une quête spirituelle, on est juste la proie des moustiques ».
L’Inde est-il un pays fascinant mais qui peut faire peur ?
Il y a des personnes qui vous disent « moi je ne peux pas aller en Inde, c’est trop dur, il y a trop de misère ». Pourtant, quand on voyage dans les campagnes indiennes, c’est très beau et émouvant. S’émerveiller devant la beauté de la nature ou le regard d’un enfant, ça nous sort du cocon de l’individualisme exacerbé. Voyez la façon dont les villages sont solidaires, l’organisation de la vie communautaire ! Tout le monde aide à la moisson, à réparer un toit… Vous savez, j’ai beaucoup vécu dans les quartiers pauvres de Delhi. Les conducteurs de rickshaws qui viennent des campagnes n’ont pas les moyens de se loger, ils dorment sur leurs sièges dans la rue. Eh bien le soir, ils se réunissent en cercle, font un feu avec des vieux cartons, et chantent, s’amusent, rigolent… Il n’y a pas ce malaise que l’on voit dans les sociétés occidentales où la consommation d’anxiolytiques et le nombre de suicides des jeunes ne cesse d’augmenter.
Que voulez-vous dire ?
On peut penser que je suis naïf, mais ce comportement a été étudié, il s’appelle le paradoxe des pauvres heureux. Évidemment cela ne veut pas dire qu’il faut les laisser pauvres, ce serait inconvenant. Il faut bien entendu les aider à sortir de la pauvreté et leur apporter une assistance médicale, les éduquer s’ils le souhaitent… Mais ils vivent avec une certaine insouciance, sans être préoccupés par l’ambition, la soif de consommation, de statut social. Mettre tous nos atouts dans le développement matériel, ce n’est pas ce qui nous rend épanoui dans l’existence. Une fois que vous avez le mini- mum pour vivre raisonnablement, sans devoir être dans l’angoisse chaque fin de mois, doubler ou tripler vos revenus ne vous rend pas plus heureux. C’est le fameux paradoxe d’Easterlin, qui a bien été étudié. Un proverbe tibétain dit : « Savoir se contenter, c’est tenir un trésor dans le creux de sa main. » Quand vous avez cinq milliards à dépenser pour aller cinq minutes dans l’espace avec vos copains comme M. Jeff Bezos alors qu’avec cette somme vous pouvez mettre tous les enfants qui ne sont pas scolarisés à l’école, c’est indécent. Il faut absolument sortir de ses intérêts personnels immédiats pour contribuer au bien commun. Développer la voie du « care » à côté de celle de la raison.On ne peut plus dire aujourd’hui « I don’t care », pour la pauvreté au sein de la richesse, pour le sort des générations futures… ça ne passe plus !
Quand avez-vous commencé à aider les autres ?
Tout est parti du voyage initial qui m’a mené à vivre en Inde, au Népal, au Bhoutan… et m’a permis de voir tout ce qui pouvait être fait pour aider. Mais je n’avais aucun moyen et vivais avec l’équivalent de cinquante euros par mois. Puis un éditeur m’a proposé de faire un livre d’entretiens avec mon père Jean-François Revel. Cet ouvrage, Le Moine et le Philosophe, a été un grand succès. Avec les droits d’auteur, je n’allais pas construire une piscine dans l’Himalaya ni rouler en Ferrari sur les chemins de pierre ! J’ai donc donné tout l’argent de ce livre, et des suivants, à des projets humanitaires et ai créé la fondation Karuna-Shechen consacrée à des programmes de lutte contre la pauvreté. Elle fêtera ses 25 ans l’an prochain. Aujourd’hui, Karuna-Shechen vient en aide à 500 000 personnes directement et 1 million indirectement chaque année. Nous avons commencé comme des Indiana Jones au Tibet, où nous avons construit vingt-cinq dispensaires et autant d’écoles, ainsi que dix-huit ponts. Bref, tout cela est parti d’un voyage de découverte qui s’est transformé en voyage altruiste.
Comment définissez-vous l’altruisme ?
L’altruisme est défini comme l’intention que vous avez maintenant, pas forcé- ment tout le temps (on n’est pas altruiste à tout moment dans toutes les situations) d’accomplir le bien d’autrui ou de soulager sa souffrance. La finalité n’est pas de recevoir des louanges ou d’être fier de soi. Cette intention doit être pure- ment altruiste, sans calcul. Vous n’allez pas aider une vieille dame pendant un an dans l’espoir d’avoir son héritage, par exemple. Le but est d’être au service d’autrui. Et généralement on se sent bien soi-même en faisant le bien des autres, car cela reflète notre nature profonde, mais il ne faut évidemment pas le faire dans ce but, même si, comme disait Coluche,«il n’y a pas de mal à se faire du bien ». Un milliardaire me disait un jour : je donne à des associations humanitaires car ça me fait du bien ! Ça, c’est le « warm glow » anglo-saxon, mais certainement pas l’altruisme véritable. J’ai écrit un livre, Plaidoyer pour l’altruisme, de 800 pages et je projette de faire L’altruisme en action, une version courte de 100 pages, pour évoquer tout ce qui peut être mis en pratique de manière pragmatique pour soulager les souffrances et apporter du bien-être à autrui. J’évoquerai également les développements récents comme le mouvement de l’altruisme efficace.
Avons-nous une prédisposition à l’altruisme ?
Si on se sent mieux quand on est altruiste cela indique qu’au fond, en tant qu’animal social, les humains sont profondément coopérateurs. Les recherches en psychologie comportementale, dans plusieurs universités, ont montré que les jeunes enfants de moins de 5 ans sont des coopérateurs inconditionnels et préfèrent les gens qui se comportent avec bienveillance avec d’autres personnes, contredisant ainsi ce qu’affirmaient Freud et Piaget. Nous avons donc une prédisposition plus forte à l’altruisme. Certes, on peut devenir un psychopathe, ou un dictateur sanguinaire, mais la plupart des huit milliards d’êtres humains, la majeure partie du temps, se comportent de manière décente les uns envers les autres. Ça ne se remarque pas car, quand tout va bien, on n’en parle pas. C’est ce que j’ai appelé la «banalité du bien.»
Comment être une bonne personne sans se faire marcher sur les pieds ?
En étant ferme, mais sans malveillance, sans s’emporter, sans escalade de la violence. Être altruiste ne signifie pas être un paillasson, ni vivre dans un monde de bisounours, mais avoir toujours à l’es- prit l’accomplissement du bien d’autrui.
Est-ce que les voyages développent l’altruisme ?
Absolument. Le voyage peut développer l’altruisme et d’autres qualités humaines comme la résilience, la paix intérieure, la force de l’âme et beaucoup d’autres. Les qualités intérieures, c’est ce qui donne du sens à notre existence. Les cultiver, c’est l’affaire d’une vie, mais c’est la chose la plus belle que l’on puisse faire. Comme disait Aristote, « on devient vertueux en pratiquant la vertu ». Le voyage nous ouvre les yeux sur notre humanité commune.
En voyage, nous avons tous été confrontés un jour à la grande pauvreté, une misère abyssale… Comment se comporter humainement sans souffrir soi-même de la peine des autres ?
C’est le problème de la détresse empathique. L’empathie affective nous mène à souffrir de la souffrance de l’autre. C’est l’effet que les émotions de l’autre ont sur vous. Elle est importante car elle vous permet de comprendre la situation de l’autre. Mais elle épuise, et peut conduire au burn-out. En revanche, la compassion est entièrement tournée vers l’autre, c’est apporter une bienveillance inconditionnelle à la souffrance de l’autre. Un flot d’amour. Un baume. C’est le bon cœur, la chaleur humaine. La compassion est un antidote direct à la détresse empathique. Elle régénère nos forces. Quand un médecin intervient sur un champ de bataille, il ne se pose pas de question, il agit.
Pourquoi vos portraits photographiques montrent-ils toujours des êtres humains souriants ?
Je n’ai jamais pu faire de photos sur la déchéance humaine. C’est un choix que j’assume. À travers la photo, j’essaie de redonner confiance en la nature humaine.
Karuna-shechen.org
À voir prochainement : Le Népal avec Matthieu Ricard, un documentaire de la série Les Voyageurs Solidaires sur Ushuaia TV.