La distinction cruciale entre empathie et compassion
Parmi les divers projets de recherches auxquels j’ai collaboré, l’un de ceux qui m’ouvrirent le plus de perspectives nouvelles sur les états mentaux fut celui mené avec Tania Singer. Il permit de distinguer sans ambiguïté l’empathie de l’amour altruiste et de la compassion. L’empathie affective permet d’entrer en résonance avec l’état affectif de quelqu’un d’autre : si la personne en face de vous est joyeuse, vous aurez rapidement le sourire aux lèvres ; si elle souffre, vous ressentirez et partagerez sa souffrance.
L’empathie est orientée vers soi. C’est l’effet que les émotions de l’autre ont sur vous. Si vous êtes une personne empathique et que votre travail vous amène à entrer en résonance affective avec les souffrances d’autrui jour après jour, l’impact cumulé des émotions négatives finit par déboucher sur l’épuisement émotionnel, le burnout. Il en va ainsi par exemple pour ceux qui côtoient quotidiennement des sans-abris, des migrants, ou un proche en difficulté. Pour remédier à cette détresse empathique, faute de mieux, on recommande généralement de prendre ses distances pour se protéger émotionnellement. Mais on comprend que se distancier ainsi des autres n’est pas une solution idéale : elle risque de mener à une certaine froideur.
Les expériences menées par Tania Singer démontrèrent, dans les grandes lignes, que si la détresse empathique conduit au burnout, l’amour altruiste et la compassion, au contraire, régénèrent notre aptitude à prendre soin de notre prochain avec sérénité, bienveillance et courage. Ces états émotionnels ne provoquent donc pas de « fatigue compassionnelle », un terme parfois utilisé en médecine, mais à l’inverse une « fatigue de l’empathie ». Il faut savoir qu’aux États-Unis une étude a montré que 60% du personnel soignant souffre ou a souffert du burnout et qu’un tiers en est affecté au point de devoir interrompre ses activités1. Ce taux a été évalué à 80% dans les hôpitaux de Singapour, pourtant très bien équipés.
Je commençai à collaborer avec Tania en 2007, à Maastricht, dans le laboratoire de Rainer Goebel qui avait développé une nouvelle technologie d’IRMf-tr (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) qui permet de suivre les changements d’activité du cerveau en temps réel alors qu’habituellement les données sont analysées après coup. Tania me demanda d’engendrer un puissant sentiment d’empathie en visualisant des personnes affectées de pénibles souffrances. Je dus alterner une vingtaine de fois des périodes durant lesquelles j’engendrais un état d’empathie affective avec des périodes de pause, émotionnellement neutres. Au cours d’études précédentes, l’expérience mise en place consistait à demander aux sujets d’observer une personne assise près du scanner qui recevait des décharges électriques douloureuses dans la main. Tania avait constaté qu’une partie du réseau cérébral associé à la douleur était alors activée chez les sujets alors qu’ils ne faisaient qu’observer quelqu’un en train de souffrir : ils ressentaient effectivement la douleur en étant témoins de la souffrance d’autrui2.
[…]En essence, l’amour et la compassion n’engendrent ni fatigue ni usure, mais aident au contraire à les surmonter et à réparer les blessures émotionnelles. Ils peuvent servir d’antidotes à l’épuisement émotionnel du burnout. L’analyse complète des données confirma que les réseaux cérébraux activés par la méditation sur la compassion étaient différents de ceux liés à l’empathie que Tania étudiait depuis des années. En particulier, le réseau lié aux émotions négatives et à la détresse restait inactif lors de la méditation sur la compassion, tandis que certaines aires cérébrales associées aux émotions positives et à l’amour maternel étaient activées3.
Ces trois dimensions affectives – l’amour de l’autre, l’empathie (la résonance émotionnelle avec la souffrance d’autrui ou sa perception cognitive) et la compassion – sont naturellement liées. Au sein de l’amour altruiste, l’empathie affective, qui est la capacité d’entrer en résonance avec ce que l’autre ressent, se manifeste lorsque l’on est confronté à ces souffrances. Elle doit, dans la foulée, engendrer la compassion – le désir de remédier à sa douleur et à ses causes. Ainsi, lorsque l’amour altruiste passe à travers le prisme de l’empathie, il devient compassion. Mais l’empathie livrée à elle-même, sans l’accompagnement de l’altruisme et de la compassion, ressemble à une pompe électrique qui tourne sans huile : elle finit par brûler.
Le projet ReSource
À l’issue de cette étude tridimensionnelle, Tania Singer et ses collègues menèrent à bien une étude longitudinale (qui observe pendant des mois, voire des années, l’évolution de sujets)4, un projet baptisé ReSource, qui visait à entraîner sur une année un groupe de volontaires novices à plusieurs formes de capacités affectives et cognitives. Tout d’abord, Tania Singer et ses collègues divisèrent une centaine de sujets en deux groupes. L’un méditait sur l’amour et la compassion, tandis que l’autre ne travaillait que sur l’empathie.
À l’issue d’une semaine de méditations orientées vers l’amour altruiste et la compassion, les sujets percevaient de manière plus positive et bienveillante les extraits de vidéos qui leur étaient présentés montrant des personnes en souffrance. « Positive » ne signifie pas que les observateurs considéraient la souffrance comme acceptable, mais qu’ils réagissaient à celle-ci par des états mentaux constructifs, comme le courage ou le désir de soulager la souffrance, et non des états mentaux « négatifs », qui engendrent la détresse, le découragement et l’évitement5. En revanche, lorsque les sujets consacraient une semaine à cultiver uniquement l’empathie en entrant en résonance avec les souffrances des autres, ils continuaient à associer l’empathie à des valeurs négatives et manifestaient une perception accrue de leur souffrance, parfois au point de ne pouvoir contrôler leurs émotions et leurs larmes.
[…] Conscientes de ces effets potentiellement déstabilisants, Tania Singer et sa collègue Olga Klimecki ajoutèrent au second groupe un entraînement à l’amour altruiste (une heure par jour) après la semaine consacrée à l’empathie. Elles observèrent alors que cet ajout contrebalançait les effets négatifs de l’entraînement à l’empathie : les affects négatifs retombaient à leur niveau de départ et les affects positifs augmentaient.
[…] À la suite de cette étude préliminaire, Tania et son équipe suivirent un groupe de cent quatre-vingt-dix volontaires qui se livrèrent à trois mois de méditation sur la pleine conscience, trois mois de méditation sur la prise en compte de la perspective de l’autre (se mettre mentalement à la place de l’autre) et trois mois de méditation sur l’amour altruiste, dans chaque cas à raison de quarante minutes par jour. Cette étude longitudinale, la plus complète à ce jour, montra que chaque type de méditation induisait des changements structuraux spécifiques dans des aires cérébrales différentes. Qui plus est, si la méditation sur la pleine conscience augmente bien l’attention, seule la méditation sur l’amour altruiste induit un accroissement des comportements prosociaux.
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Ce blog est extrait du nouvel ouvrage de Matthieu Ricard, Carnets d’un moine errant.
1 Felton, J. S. (1998), « Burnout as a Clinical Entity – its Importance in Health Care Workers, Occupational medicine, 48(4), p. 237-250.
2 Plus précisément, deux aires du cerveau, l’insula antérieure et le cortex cin-gulaire, sont fortement activées lors de cette réaction empathique et leur activité est corrélée à une expérience affective négative de la douleur. Pour une syn-thèse des trente-deux études portant sur l’empathie à l’égard de la douleur, voir Lamm, C., Decety, J., & Singer, T. (2011), « Meta-Analytic Evidence for Common and Distinct Neural Networks Associated With Directly Experienced Pain and Empathy for Pain », in Neuroimage, 54(3), p. 2492-2502.
3 L’augmentation d’une réaction positive en faisant appel à la compassion est associée à une activation d’un réseau cérébral qui inclut les aires du cor-tex orbitofrontal médian, du striatum ventral, de l’aire tegmentale ventrale, du noyau du tronc cérébral, du noyau accumbens, de l’insula médiane, du pallidum et du putamen, autant d’aires du cerveau qui ont été antérieurement associées à l’amour (notamment l’amour maternel), et aux sentiments d’affiliation et de gratification. Dans le cas de l’empathie, ce sont l’insula antérieure et le cortex cingulaire moyen qui sont concernés. Klimecki, O. M., Leiberg, S., Lamm, C., & Singer, T. (2012), « Functional Neural Plasticity and Associated Changes in Positive Affect After Compassion Training », Cerebral Cortex, 23(7), p. 1552-1561; Klimecki, O., Ricard, M., & Singer, T. (2013), op. cit. Klimecki, O. M., Leiberg, S., Ricard, M., & Singer, T. (2013), « Differential Pattern of Functional Brain Plasticity after Compassion and Empathy Training », Social Cognitive and Affective Neuroscience.Pour une distinction neuronale entre la compassion et la fatigue de l’empathie, voir Klimecki, O., & Singer, T. (2011), « Empathic Distress Fatigue Rather Than Compassion Fatigue? Integrating Findings From Empathy Research in Psychology and Social Neuroscience, in Oakley, B., Knafo, A., Madhavan, G., & Wilson, D. S. (2011), Pathological altruism, Oxford University Press, p. 368-383.
4 Bornemann, B., & Singer, T. (2013), « The ReSource Study Training Protocol », in T. Singer, & M. Bolz (éd.), Compassion: Bridging Practice and Science – A Multimedia Book [E-book].
5 Klimecki, O. M., et al. (2012), op. cit.