L’interview dont cet extrait est tiré a été réalisée par la journaliste Anja Jardine pour le journal Neue Zürcher Zeitung.
Vous avez étudié la biologie moléculaire et vous avez fait votre thèse à l’Institut Pasteur. Vous avez fait de la recherche sous la direction du prix Nobel François Jacob. Vous aviez une carrière prometteuse de scientifique devant vous. Est-ce que cela a été facile de laisser tout cela derrière vous ?
Il y a eu une période de mûrissement. Pendant environ sept ans, je faisais des allers et retours entre Paris et Darjeeling. Il aurait été immature de rester là-bas tout le temps et de tout cesser. Cela n’aurait probablement pas marché, et mon père aurait été encore plus en colère. Ma recherche en génétique cellulaire était tout à fait intéressante et je voulais aussi apporter ma contribution, rendre quelque chose. Mais cela devenait plus clair chaque jour : lorsque j’étais auprès de mon maître à Darjeeling, j’étais tranquille et content. En revanche, à l’Institut à Paris, mes pensées dérivaient constamment vers l’Himalaya.
C’était la fin des années 1960, le flower power, le sentiment du renouveau. Est-ce que cela a joué un rôle ?
Je n’ai découvert les Beatles qu’il y a dix ans, je n’étais pas du genre à faire la fête. Je jouais du Bach à la guitare classique. J’avais beaucoup d’amis, je jouais au foot, je m’intéressais à l’ornithologie, à l’astronomie, à la photographie, aux sciences, pas tout à fait les mêmes choses que mes parents. J’étais ami avec un homme de la nature, l’un des pionniers de la photo animalière en France, André Fatras, qui m’a appris la photographie. Au départ, je voulais devenir chirurgien. Mais mon père a déclaré que la biologie était un domaine d’avenir. C’est la seule fois où j’ai changé de plan sur les conseils de mon père.
Comment votre entourage a-t-il réagi à votre décision radicale ?
Mon directeur de thèse n’a pas été surpris. Il avait vu cela venir. En fait, il voulait m’envoyer en Amérique pour poursuivre mes recherches en tant que post-doctorant. J’aurais donc de toute façon quitté le laboratoire, mais là je le faisais dans l’autre sens. Pour mon père, ça a été un choc. Heureusement, il n’en a pas fait un drame ; je n’aime pas les drames. Un de ses amis m’a raconté plus tard qu’il avait pleuré. Et ma mère est devenue elle-même nonne bouddhiste. Mes parents ont divorcé lorsque j’étais adolescent. Ma mère s’était toujours intéressée à la spiritualité, je suis allé en Inde en 1967 pour la première fois, elle y est allée en 1968 et a immédiatement prononcé ses vœux. Je ne suis devenu moine que dix ans plus tard.
Au cours de votre vie, n’avez-vous jamais douté de votre décision ?
Je ne l’ai pas regrettée une seule seconde. Je me sentais comme un oiseau libéré de sa cage. Liberté ! Quelle grande fortune que de pouvoir passer cinquante ans auprès de mes maîtres spirituels.
La présence écrasante du Maître que vous décrivez est par nature une impression subjective, n’est-ce pas ?
Certes, toute expérience est par définition subjective. Comment pourrait-il en être autrement ? La présence du maître est éminemment inspirante et n’a rien d’écrasante. Mais lorsque je parle avec d’autres disciples, nous ressentons la même chose : respect, dévotion, désir de ne pas être séparés du maître. Ce n’est pas une situation étrange comme dans une secte, où les gens sont contrôlés de manière abusive. Le maître se fiche totalement d’avoir un élève de plus ou de moins, il ne cherche qu’à accomplir le bien d’autrui. Le maître n’a rien à gagner, rien à perdre, seulement quelque chose à offrir et à partager.
Juge-t-il ses élèves ?
Il vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même… Il existe un cadre de base d’exercices et d’enseignements, mais le maître sait de quoi le disciple a le plus besoin en termes de pratique spirituelle. Certains ont des difficultés avec la colère, la convoitise, l’égarement, la jalousie, l’arrogance ou la paresse ; nous avons tous des entraves. Lorsqu’on a un naturel nerveux ou anxieux, il s’agit de trouver le bon antidote. Le maître peut ajuster les tâches par différents exercices.
Y a-t-il diverses aptitudes pour cette voie ?
Il faut de la détermination, du discernement, de la discipline, du jugement et du respect pour le maître et les enseignements. Celui qui cherche la joie et la satisfaction au mauvais endroit, qui croit qu’une Ferrari apporte le bonheur, a besoin de beaucoup de temps. La compréhension est plus profonde : il s’agit de compassion et de non-attachement, de comprendre l’interdépendance de tous les phénomènes.
Interview publiée le 7 décembre 2018 dans sa version originale en allemand :
https://www.nzz.ch/gesellschaft/matthieu-ricard-buddhistischer-moench-und-molekularbiologe-ld.1428688