Reliques de Patrul Rinpoché.
Anecdote extraite de la biographie du fameux ermite et maître spirituel tibétain du 19e siècle, Patrul Rinpoché, qui vient d’être traduite du tibétain en français et en anglais — Le Vagabond de l’Éveil.
Patrul et les biens
Patrul soulignait souvent la superficialité des préoccupations mondaines et la nature intrinsèquement insatisfaisante du samsara. Il insistait tout particulièrement sur la succession de problèmes sans fin qui accompagnent invariablement le fait de posséder des choses. Ainsi disait-il : « Si vous avez de l’argent, vous avez des problèmes d’argent. Si vous avez une maison, vous avez des problèmes de maison. Si vous avez des yaks, vous avez des problèmes de yak. Si vous avez des chèvres, vous avez des problèmes de chèvre. »
Patrul et la veuve
Un jour, alors que Patrul traversait à pied le vaste plateau du Golog, au nord de Dzachoukha, il rencontra une pauvre femme accompagnée de ses trois enfants. Son mari venait d’être tué par un chanthang drémong, l’énorme ours des steppes tibétaines, encore plus féroce que l’espèce analogue qui vit dans les forêts. Patrul lui demanda où elle comptait se rendre. Elle lui répondit qu’elle se dirigeait vers Dzachoukha pour y mendier un peu de nourriture, la perte de son mari l’ayant laissée totalement démunie.
Elle se mit à pleurer.
« Ka-ho ! Ne vous inquiétez pas. Je vais vous aider. Moi aussi, je vais à Dzachoukha. Faisons la route ensemble », lui proposa Patrul.
Elle accepta, et ils marchèrent pendant plusieurs jours. La nuit, ils dormaient à la belle étoile. Un, parfois deux, de ses enfants venaient se blottir dans les plis du manteau en peau de mouton de Patrul, tandis que la veuve serrait le plus jeune contre elle. Le jour, Patrul portait l’un des petits sur le dos, la mère se chargeait de l’autre, tandis que le troisième marchait à leur côté.
Lorsque la veuve mendiait dans les villages et les campements de nomades qu’ils traversaient, Patrul mendiait aussi à son côté, demandant de la tsampa, du beurre et du fromage. Les voyageurs qu’ils croisaient en chemin pensaient qu’ils étaient une famille de mendiants. Personne – à commencer par la veuve elle-même – ne soupçonna la véritable identité du grand yogi.
Ils arrivèrent enfin à Dzachoukha. Ce jour-là, la femme partit mendier d’un côté, et Patrul de l’autre. Ce soir-là, lorsqu’ils se retrouvèrent, la veuve remarqua que Patrul avait l’air sombre.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as l’air préoccupé », lui dit-elle.
« Ce n’est rien. J’avais une tâche à accomplir ici, mais les gens ne me laisseront pas l’achever. Ils font beaucoup de bruit pour rien », éluda Patrul.
« Qu’est-ce que tu peux bien avoir à faire ici ? » demanda la femme, étonnée.
« Ne t’en fais pas. Allons-y », rétorqua le lama.
Ils parvinrent à un monastère qui s’élevait sur le flanc d’une colline. Patrul s’arrêta. II se tourna vers la veuve et lui dit : « Il faut que j’entre dans ce monastère. Tu y viendras aussi, mais pas maintenant. Reviens d’ici quelques jours. »
« Oh non, ne nous séparons pas. Allons-y ensemble ! Jusqu’à maintenant, tu as été si gentil avec moi et mes enfants. D’ailleurs, on pourrait peut-être se marier. Mais si tu ne le souhaites pas, je pourrai simplement vivre avec toi et bénéficier de ta gentillesse », plaida la veuve éplorée.
« C’est impossible. Jusqu’à maintenant, j’ai fait de mon mieux pour t’aider, mais ici, les gens jasent comme des perroquets. On ne peut vraiment pas rentrer dans le monastère ensemble. Reviens d’ici quelques jours et tu m’y trouveras », répondit Patrul inflexible.
Patrul gravit la colline jusqu’au monastère, tandis que la veuve et ses enfants restèrent en bas pour mendier leur nourriture.
Dès qu’il pénétra dans le monastère, et contrairement à son habitude, il ordonna que toutes les offrandes et provisions qui lui seraient offertes soient mises de côté car il attendait un invité très particulier qui aurait besoin de ces vivres.
Le lendemain, la nouvelle de l’arrivée du grand maître se répandit dans toute la vallée. « Patrul Rinpoché est là ! Il va enseigner « La Marche vers l’Éveil ! » répétaient les habitants.
Hommes et femmes, jeunes et vieux, moines et moniales, pratiquants laïcs, tous se pressèrent pour écouter le grand Patrul Rinpoché. Tous se hâtèrent, qui à cheval, qui à dos de yak, portant tentes et provisions. Une vaste foule se forma.
À l’annonce de cette nouvelle, la veuve du Golog éprouva une profonde joie : « Un grand lama est arrivé ! C’est pour moi une occasion inespérée de faire des offrandes et de demander des prières pour le bien de mon défunt mari », pensa-t-elle.
Au milieu de la foule, elle monta jusqu’au monastère avec ses trois enfants orphelins de père. Ils durent s’asseoir tout au fond de l’assemblée pour écouter les enseignements de Patrul. Elle était si loin qu’elle ne pouvait pas distinguer clairement les traits du grand maître. À la fin des enseignements, comme tous les participants, elle se leva et prit place dans la longue file qui attendait de recevoir les bénédictions.
La file avançait et elle se trouva enfin suffisamment près pour voir que le grand lama, Patrul Rinpoché, n’était autre que son fidèle et bon compagnon de voyage vêtu de guenilles.
En proie à un mélange de stupéfaction et de dévotion, elle s’approcha de Patrul en lui disant : « Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu ! Pardonnez-moi de vous avoir fait porter mes enfants ! Pardonnez-moi de vous avoir proposé de m’épouser ! Pardonnez-moi de tout cela ! »
Patrul repoussa ses excuses d’un ton léger, en lui disant : « N’y pense plus ! »
Puis il se tourna vers les moines serviteurs du monastère en leur disant : « C’est elle l’invité particulier que j’attendais ! Apportez tout le beurre le fromage et toutes les provisions qui ont été mises de côté spécialement pour cette femme. »
Le Vagabond de l’Éveil. La vie et les enseignements de Patrul Rinpoché, Éditions Padmakara.