Kangyur Rinpoche. Photo de Matthieu Ricard
Si le plaisir correspond à l’hédonisme, le bonheur correspond à l’eudémonisme. En Grec ancien, eudaimonia évoque la notion d’accomplissement, de plénitude, d’épanouissement dans la durée. Dans le bouddhisme, soukha, correspond à une manière d’être particulièrement accomplie, ancrée dans la sagesse et la bienveillance.
Eudaimonia et soukha ne sont pas liées à l’action, elles reflètent une manière d’être résultant d’un profond équilibre émotionnel lui-même issu d’une compréhension du fonctionnement de l’esprit. Tandis que les plaisirs ordinaires se produisent au contact d’objets agréables et prennent fin dès que cesse le contact, eudaimonia est ressentie aussi longtemps que nous demeurons en harmonie avec notre nature profonde. Elle a pour composantes la liberté intérieure, la sérénité, la force d’âme, et l’amour altruiste, un altruisme qui rayonne vers l’extérieur au lieu d’être centré sur soi.
Cette distinction entre plaisir et bonheur n’implique pas qu’il faille s’abstenir de rechercher des sensations agréables. Il n’y a aucune raison de se priver de la vue d’un magnifique paysage, d’un goût délicieux, du parfum d’une rose, de la douceur d’une caresse ou d’un son mélodieux, pourvu qu’ils ne nous aliènent pas. Selon les paroles du sage bouddhiste indien Tilopa au IXème siècle : « Ce ne sont pas les choses qui te lient, mais ton attachement aux choses. » Les plaisirs ne deviennent des obstacles que lorsqu’ils rompent l’équilibre de l’esprit et entraînent une obsession de jouissance ou une aversion pour ce qui les contrarie. Alors ils s’opposent directement à l’expérience d’eudaimonia.
Le plaisir, différent du bonheur par nature, n’en est donc pas pour autant l’ennemi. Tout dépend de la manière dont il est vécu. S’il entrave la liberté intérieure, il fait obstacle au bonheur ; vécu avec une parfaite liberté intérieure, il l’orne sans l’obscurcir. Une expérience sensorielle agréable, qu’elle soit visuelle, auditive, tactile, olfactive ou gustative n’ira à l’encontre du bonheur que si elle est teintée d’attachement et engendre la soif et la dépendance. Le plaisir devient suspect dès qu’il engendre le besoin insatiable de sa répétition.
En revanche, vécu parfaitement dans l’instant présent, comme un oiseau passe dans le ciel sans y laisser de trace, il ne déclenche aucun des mécanismes d’obsession, de sujétion, de fatigue et de désillusion qui accompagnent d’habitude la fixation sur les plaisirs des sens. Le non-attachement n’est pas un rejet, mais une liberté qui prévaut lorsqu’on cesse de s’accrocher aux causes mêmes de la souffrance. Dans un état de paix intérieure, de connaissance lucide de la façon dont fonctionne notre esprit, un plaisir qui n’obscurcit pas soukha n’est donc ni indispensable ni redoutable.
Selon Chamfort, « le plaisir peut s’appuyer sur l’illusion, mais le bonheur repose sur la vérité ». Stendhal, quant à lui, écrivait : « Tout malheur ne vient que d’erreur et tout bonheur nous est procuré par la vérité. » La connaissance de la vérité est donc une composante fondamentale de soukha.
Rester en adéquation avec la vérité n’est-elle pas l’une des qualités premières de la sagesse ?