Toutes les formes de vies dépendent les unes des autres comme de leur environnement, et les êtres humains n’échappent pas à cette nécessité de vivre ensemble. S’imaginer que chacun serait une entité isolée, capable de construire son bonheur dans sa propre bulle égocentrique est, par nature, dysfonctionnel et ne peut que conduire à une insatisfaction permanente. Nos joies et nos peines n’existent qu’avec les autres et par l’intermédiaire des autres. L’amour aurait-il un sens si nous étions suspendus seuls dans l’espace ? Comprendre cette interdépendance doit se refléter dans nos aspirations, nos engagements et notre manière d’être.
C’est ce que montre Sébastien Henry à travers les multiples facettes de son ouvrage aussi touchant qu’édifiant. En évoquant la vie de personnes admirables, dignes de nous fournir des modèles dans notre quête de sens, en témoignant de son expérience personnelle et en rappelant des principes de vie essentiels — la fraternité, la solidarité, la faculté de se mettre à la place de l’autre, le besoin de paix intérieure et les bienfaits du contact avec la nature —, Sébastien Henry brosse une succession de tableaux propres à orienter nos pas dans un monde toujours plus complexe.
L’impasse du bonheur égoïste
Les recherches en psychologie positive montrent que la bienveillance, que nous devrions placer au cœur du vivre ensemble, est l’état mental le plus fécond, celui qui entraîne dans son sillage la joie, le contentement, l’enthousiasme et la gratitude. Elle célèbre notre humanité commune et notre proximité avec les animaux qui sont nos concitoyens dans ce monde.
Ne commettons donc pas l’erreur de miser sur le bonheur égoïste. Notre entreprise serait vouée à l’échec pour plusieurs raisons. Du point de vue de l’expérience personnelle tout d’abord, l’égoïsme, né du sentiment exacerbé de l’importance de soi, s’avère une perpétuelle source de tourments. Il donne une importance exagérée à nos espoirs et à nos craintes et nourrit les ruminations qui minent notre paix intérieure. Dans la bulle de l’ego, la moindre contrariété prend des proportions démesurées.
La deuxième impasse du bonheur égoïsme procède de ce qu’il est fondamentalement en contradiction avec la réalité. L’égoïste se dit en substance : « A chacun de construire son propre bonheur. Je n’ai rien contre votre bonheur, mais ce n’est pas mon affaire. » Mais, répétons-le, nous ne sommes pas des entités autonomes et notre bonheur ne peut se construire qu’avec le concours des autres. Même si nous avons l’impression d’être le centre du monde, ce monde reste aussi celui des autres.
Le courage de la compassion
Pour autant, l’altruisme authentique n’exige pas que l’on souffre en aidant autrui, et il ne perd pas son authenticité s’il s’accompagne d’une satisfaction profonde. Éprouver de la joie à faire le bien d’autrui, voire en retirer des bienfaits pour soi-même, ne rend pas un acte égoïste. De plus, la satisfaction naît de l’altruisme authentique, et non de l’égoïsme. Herbert Spencer, philosophe et sociologue anglais du XIXe siècle, faisait remarquer : « Les bienfaits personnels que l’on retire de l’accomplissement du bien d’autrui […] ne sont pleinement profitables que si nos actions sont réellement dépourvues d’égoïsme. »
Une saine mise en garde s’impose néanmoins : lorsqu’on exerce la bienveillance envers ceux qui souffrent, qui sont délaissés ou persécutés, comme l’ont fait nombre des personnes citées en exemple par Sébastien Henry, il est essentiel de cultiver le courage qui doit aller de pair avec la compassion, et donc de ne pas sombrer dans la détresse empathique. L’empathie est orientée vers soi, tandis que l’amour altruiste et la compassion sont orientés vers l’autre. L’amour altruiste implique la détermination de faire le bien des autres. La compassion est la forme que prend cet amour quand il est confronté aux souffrances des autres. L’empathie nous alerte sur la nature et l’intensité de leurs souffrances. Elle peut conduire à l’altruisme, mais quand elle est confrontée de manière répétitive aux souffrances d’autrui, elle peut aussi engendrer un sentiment de détresse et d’évitement. Selon les récents travaux de Tania Singer à l’Institut Max Planck de Leipzig, l’amour altruiste est un puissant antidote du burn-out. L’amour et la compassion n’engendrent ni fatigue ni usure, au contraire ils aident à surmonter et à réparer l’épuisement émotionnel du burn-out.
Agir de façon altruiste se travaille
Ce livre a également l’intérêt de montrer concrètement que, même si nous avons, à différents degrés, un potentiel de bonté qui nous pousse à agir de façon altruiste, il nous faut, pour qu’il s’exprime pleinement, le cultiver en entraînant notre esprit. La considération d’autrui est amplifiée par la méditation régulière sur l’amour altruiste. Comme le souligne Sébastien Henry : « Cultiver la fraternité demande une attention, voire une forme de discipline, dans une société où tout va souvent trop vite pour nous préoccuper d’un autre. […] Quel que soit en tout cas le point où nous souhaitons placer notre propre curseur de fraternité, une forme d’entraînement est nécessaire afin que cela ne reste pas juste une belle idée. »
Les recherches scientifiques récentes montrent que l’entraînement de l’esprit induit une véritable restructuration du cerveau, tant sur le plan fonctionnel que sur le plan structurel. Il peut même modifier l’expression de certains gènes. La société et ses institutions influencent et conditionnent les individus, et ceux-ci peuvent à leur tour avoir une action sur la société. Cette interaction se poursuivant au fil des générations, culture et individus se façonnant mutuellement comme deux lames de couteau qui s’aiguisent l’une l’autre.
Les enfants peuvent certes devenir des individus asociaux, des psychopathes ou des tueurs, mais les études scientifiques menées depuis deux décennies sur de très jeunes sujets montrent clairement qu’ils sont spontanément prédisposés à la coopération et à l’altruisme. Ceux qui grandissent dans une culture où prévalent des valeurs altruistes et où ils sont encouragés à coopérer plutôt qu’à rivaliser les uns avec les autres seront différents, pas seulement parce qu’ils se conformeront à de nouvelles normes culturelles et à de nouvelles règles fixées par des institutions, mais parce que leur manière d’être se sera transformée et que leur cerveau aura été façonné différemment.
Quant à la méditation sur la « pleine conscience » que Sébastien Henry présente dans son ouvrage comme un moyen d’entraîner favorablement son esprit, rappelons qu’il y a plus de trente ans, Jon Kabat-Zinn commença par la mettre en œuvre en milieu hospitalier. Il s’agissait alors d’une « pratique de réduction du stress par la pleine conscience » (MBSR). Il intervenait auprès de patients en souffrance et d’un personnel hospitalier vulnérable au burn-out. Cette intervention, parce qu’elle visait à diminuer des souffrances, intégrait naturellement des composantes de soin et de compassion. Correctement enseignés par une personne bienveillante, les stages de réduction du stress par la pleine conscience favorisent ainsi l’ouverture à l’autre et apportent d’immenses bienfaits.
Toutefois, transposé dans le contexte très différent de l’entreprise par exemple, l’exercice de la pleine conscience n’engendre pas automatiquement une bienveillance accrue envers autrui. À l’extrême, on peut imaginer un tueur à gages ou un psychopathe pratiquant la pleine conscience pour mieux tuer ou utiliser les autres. En revanche, il ne peut pas y avoir de tueur à gages ni de psychopathe qui pratiquent la bienveillance. Pour éviter tout malentendu et toute déviation regrettable, il nous paraît donc nécessaire d’intégrer explicitement, dès le départ, la bienveillance dans l’exercice de la pleine conscience.
Les écoles, les entreprises, les hôpitaux, et les services gouvernementaux, en introduisant dans leurs activités l’entraînement à cette « la pleine conscience bienveillante » auraient tout à gagner : de meilleures relations humaines, une confiance accrue, une diminution de burn-out, et par voie de conséquence une plus grande satisfaction de chacun. De multiples études ont montré que les entreprises où il fait bon travailler sont aussi les plus prospères.
En partageant avec nous toutes ses idées pour mieux vivre ensemble, s’engager pour autrui, et en illustrant son propos de nombreuses figures inspirantes, Sébastien Henry nous encourage avec succès à construire un monde meilleur.
Notes
Spencer, H. (1892). The principles of ethics (Vol. 1). D. Appleton and Co, p. 241, 279.
Kaliman, P., Álvarez-López, M. J., Cosín-Tomás, M., Rosenkranz, M. A., Lutz, A., & Davidson, R. J. (2014). Rapid changes in histone deacetylases and inflammatory gene expression in expert meditators. Psychoneuroendocrinology, 40, 96–107.
Chaix, R., Alvarez-López, M. J., Fagny, M., Lemee, L., Regnault, B., Davidson, R. J., … Kaliman, P. (2017). Epigenetic clock analysis in long-term meditators. Psychoneuroendocrinology, 85(Supplement C), 210–214.
Richerson, P. J., & Boyd, R. (2004). Not by genes alone: How culture transformed human evolution. University of Chicago Press.