En juillet, Matthieu Ricard et Mark Tercek, président et secrétaire de direction de Nature Conservancy ; également auteur de Nature’s Fortune: How Business and Society Thrive by Investing in Nature, ont entamé un dialogue de questions et de réponses à propos des bénéfices de l’altruisme et des enjeux environnementaux.
Mark Tercek : J’aime beaucoup votre livre « Plaidoyer pour l’altruisme »
et la façon dont il propose un défi altruiste au public pour rendre le monde meilleur. Quelle est votre définition de l’altruisme ?
Matthieu Ricard : L’altruisme est un état d’esprit bienveillant. Être altruiste c’est être concerné par le destin de tous ceux qui nous entourent et leur vouloir du bien. Et cela doit s’accompagner d’une détermination à agir pour leur bien. Valoriser les autres est l’état d’esprit essentiel pour mener vers l’altruisme.
Quand l’altruisme est notre état d’esprit dominant, celui par défaut en quelque sorte, il s’exprime sous forme d’une bienveillance envers tout être apparaissant dans notre champ d’attention, et il se traduit par de la bonne volonté ainsi qu’une disposition et un désir pour prendre soin de l’autre. Lorsque nous percevons que les autres ont un besoin profond, nous développons un intérêt empathique. Si le besoin est lié à un désir ardent de joie, l’altruisme va permettre la réalisation de cette aspiration. Si le besoin est lié à la souffrance, la compassion va nous permettre de remédier à cette souffrance et à ses causes.
Nous devrions bien sûr faire tout notre possible pour mettre l’altruisme et la compassion en action. Toutefois il ne faut pas restreindre l’usage du terme « altruisme » à un comportement externe, car les actions elles-mêmes ne nous permettent pas de connaître avec certitude la motivation qui les a inspirées. Les entraves à l’action, qui échappent au contrôle de la personne qui veut agir, ne diminuent pas du tout la nature altruiste de sa motivation.
Mark Tercek : Bien sûr j’aime tout particulièrement l’accent que le livre met sur les défis écologiques et sur le fait que l’altruisme peut soutenir les grands progrès environnementaux. Quels conseils donneriez-vous aux militants écologistes sur la façon dont ils pourraient être plus altruistes dans leur travail ?
Matthieu Ricard : La question de l’environnement est complexe sur les plans scientifique, économique et politique. Mais en définitive il s’agit d’une opposition entre altruisme et égoïsme. Si nous ne nous soucions pas du destin des générations futures et des millions d’autres espèces qui sont nos concitoyens dans ce monde, nous ne remarquerons pas qu’il y a un problème environnemental !
Certains pourraient penser que cela n’a pas d’importance puisqu’ils ne seront plus là dans une centaine d’années. Groucho Marx a prononcé cette phrase célèbre : « Pourquoi devrais-je me soucier des générations futures ? Qu’ont-elles fait pour moi ? » Malheureusement il y a pas mal de gens qui le disent sérieusement.
Mon humble conseil aux militants écologistes serait donc de leur dire qu’il est nécessaire de démontrer et expliquer que l’altruisme est le seul concept qui peut réconcilier à la fois les besoins de l’économie à court terme, la qualité de vie à moyen terme et l’environnement à long terme.
Supposons que nous sommes tous pour la plupart des gens de bonne volonté et que nous avons la volonté de bâtir un monde meilleur. Alors nous pouvons accomplir cela grâce à l’altruisme. Si nous avons plus de considération pour l’autre, nous mettrons en place une économie attentionnée, nous pourrons promouvoir l’harmonie dans la société et remédier ainsi aux inégalités. Nous ferons tout ce qu’il faut pour ne pas dépasser les limites de la planète au sein de laquelle l’humanité et le reste de la biosphère pourraient continuer à prospérer.
Il nous faut démontrer le fait que nous sommes tous dans le même bateau – nous sommes fondamentalement interdépendants – et que nous avons donc besoin de rehausser le niveau de notre coopération et de notre solidarité.
Mark Tercek : L’un des défis auquel les environnementalistes comme nous faisons face, c’est qu’il y a des entreprises, des gouvernements et des individus qui s’impliquent dans des activités très dangereuses pour l’environnement. Comment suggérez-vous que nous puissions interagir avec de tels acteurs de façon altruiste ?
Matthieu Ricard : Si nous croyons à l’émergence d’une société plus altruiste, nous ne devrions pas être découragés face à ces différentes manifestations de l’égoïsme. Lorsque des groupes de pression cyniques font de leur seul profit une priorité absolue en ignorant les conséquences néfastes de leurs activités sur la population de toute la biosphère, il est légitime de parler d’égoïsme institutionnalisé.
Le meilleur moyen est d’agir ensemble pour faire advenir un changement de culture. Heureusement les cultures changent plus vite que les gènes. De nos jours personne n’oserait dire en public « l’esclavage n’était pas si mal, après tout », ou bien « Pourquoi est-ce que l’on ne revient pas en arrière en retirant le droit de vote aux femmes ? » Il y a une limite à partir de laquelle on réalise qu’il n’est plus possible de supporter certains types de comportements.
Aujourd’hui, si vous vous adressez à des investisseurs ou à des industriels cyniques, à des cadres de compagnies de tabac ou autres en les exhortant à devenir plus charitables, ils vous répondront que c’est possible en effet mais à un niveau personnel, et que ce n’est pas leur boulot. Mais à un certain niveau il est devenu impossible de dire « Je me fiche des générations futures », « J’en ai rien à faire de la pauvreté au milieu de l’abondance », ou bien « Je me fiche de savoir qu’il y aura 200 millions de réfugiés climatiques en 2030 ».
Nous devons aider les gens à réaliser qu’ils sont des êtres humains tenus à un devoir d’attention les uns envers les autres et qu’ils peuvent, et doivent, amener leur humanité au sein de leurs activités professionnelles. Il est possible de leur prouver que c’est une situation où tout le monde est gagnant.