Paru dans Le Monde, 16 décembre 2004 (Débats : « Le mauvais procès de l’indécence. »)
À la suite de la publication de Plaidoyer pour les animaux, l’un des reproches que j’ai le plus souvent entendu est qu’il est indécent de tourner son attention vers les animaux et de vouloir améliorer leur sort alors que tant de souffrances affligent les hommes en Syrie, en Irak, au Soudan et ailleurs. Le simple fait d’avoir de la considération pour les animaux serait une insulte au genre humain. Asséné avec un élan d’indignation qui a l’air de reposer sur les plus hautes vertus, cet argument peut sembler faire mouche, mais dès qu’on l’examine un peu, on s’aperçoit qu’il est parfaitement dépourvu de logique.
Si le fait de consacrer quelques-unes de nos pensées, de nos paroles et de nos actions à la réduction des souffrances innommables que nous infligeons délibérément aux autres êtres sensibles que sont les animaux constitue une offense aux souffrances humaines, qu’en est-il alors de passer du temps à écouter France Musique, à faire du sport et à aller se faire bronzer sur une plage ? Ceux qui s’adonnent à ces activités et à bien d’autres deviendraient-ils d’abominables individus du fait qu’ils ne consacrent pas l’intégralité de leur temps à remédier à la famine en Somalie ?
Comme le remarque justement Luc Ferry : « J’aimerais bien qu’on m’explique en quoi le fait de torturer viendrait en aide aux humains. Le sort des chrétiens d’Irak est-il amélioré parce qu’on dépèce en Chine des chiens vivants par milliers chaque année avant de les laisser crever pendant des heures, attendu que plus leur douleur est atroce, meilleure est leur chair. Est-ce parce qu’on maltraite ici les canidés qu’on est plus sensible au malheur des Kurdes ? [ ] Chacun d’entre nous peut s’occuper des siens, de sa famille, de son métier et s’engager en plus en politique ou dans la vie associative sans pour autant massacrer des animaux. » (Figaro, 6 novembre 2014)
Si quelqu’un consacrait 100 % de son temps au travail humanitaire, on ne pourrait que l’encourager à continuer. Il est d’ailleurs à parier qu’une personne douée d’un tel altruisme serait également bienveillante à l’égard des animaux. La bienveillance n’est pas une denrée que l’on ne peut distribuer qu’avec parcimonie comme un gâteau au chocolat. C’est une manière d’être, une attitude, l’intention de faire le bien de tous ceux qui entrent dans le champ de notre attention et de remédier à leur souffrance. En aimant aussi les animaux, on n’aime pas moins les hommes, on les aime en fait mieux, car la bienveillance est alors plus vaste et donc de meilleure qualité. Celui qui n’aime qu’une petite partie des êtres sensibles, voire de l’humanité, fait preuve d’une bienveillance partiale et étriquée.
Pour ceux qui n’œuvrent pas jour et nuit à soulager les misères humaines, quel mal y aurait-il à soulager les souffrances des animaux plutôt que de jouer aux cartes ? Le sophisme de l’indécence qui consiste à décréter qu’il est immoral de s’intéresser au sort des animaux alors que des millions d’êtres humains meurent de faim n’est le plus souvent qu’une dérobade de la part de ceux qui, bien souvent, ne font pas grand-chose ni pour les premiers ni pour les seconds. À quelqu’un qui ironisait sur l’utilité ultime de ses actions caritatives, Sœur Emmanuelle répliqua : « Et vous, Monsieur, qu’est-ce que vous faites pour l’humanité ? ».