Extrait de l’introduction du livre Plaidoyer pour l’altruisme de Matthieu Ricard, Nil Éditions
Nous avons besoin d’un fil d’Ariane qui nous permette de retrouver notre chemin dans ce dédale de préoccupations graves et complexes. L’altruisme est ce fil qui peut nous permettre de relier naturellement les trois échelles de temps – court, moyen et long termes – en harmonisant leurs exigences.
L’altruisme est souvent présenté comme une valeur morale suprême, aussi bien dans les sociétés religieuses que laïques. Pourtant, il n’aurait guère de place dans un monde entièrement régi par la compétition et l’individualisme. Certains s’insurgent même contre le « diktat de l’altruisme », qu’ils perçoivent comme une exigence de sacrifice, et prônent les vertus de l’égoïsme.
Or, dans le monde contemporain, l’altruisme est plus que jamais une nécessité, voire une urgence. Il est aussi une manifestation naturelle de la bonté humaine, dont nous avons tous le potentiel, en dépit des motivations multiples, souvent égoïstes, qui traversent et parfois dominent nos esprits.
Quels sont en effet les bienfaits de l’altruisme au regard des problèmes majeurs que nous avons décrits ? Prenons quelques exemples. Si chacun d’entre nous cultivait davantage l’altruisme, c’est-à-dire si nous avions plus de considération pour le bien-être d’autrui, les investisseurs, par exemple, ne se livreraient pas à des spéculations sauvages avec les économies des petits épargnants qui leur ont fait confiance, dans le but de récolter de plus gros dividendes en fin d’année. Ils ne spéculeraient pas sur les ressources alimentaires, les semences, l’eau et autres ressources vitales à la survie des populations les plus démunies.
S’ils avaient davantage de considération pour la qualité de vie de ceux qui nous entourent, les décideurs et autres acteurs sociaux veilleraient à améliorer les conditions de travail, de vie familiale et sociale, et de bien d’autres aspects de l’existence. Ils seraient amenés à s’interroger sur le fossé qui se creuse toujours plus entre les plus démunis et ceux qui représentent 1 % de la population mais qui détiennent 25 % des richesses(1). Enfin, ils pourraient ouvrir les yeux sur le sort de la société dont ils profitent et sur laquelle ils ont bâti leur fortune.
Si nous témoignions de plus d’égards pour autrui, nous agirions tous en vue de remédier à l’injustice, à la discrimination et au dénuement. Nous serions amenés à reconsidérer la manière dont nous traitons les espèces animales, les réduisant à n’être que des instruments de notre domination aveugle qui les transforme en produits de consommation.
Enfin, si nous faisions preuve de plus de considération pour les générations à venir, nous ne sacrifierions pas aveuglément le monde à nos intérêts éphémères, ne laissant à ceux qui viendront après nous qu’une planète polluée et appauvrie.
Nous nous efforcerions au contraire de promouvoir une économie solidaire qui donne une place à la confiance réciproque et valorise les intérêts d’autrui. Nous envisagerions la possibilité d’une économie différente, celle que soutiennent maintenant nombre d’économistes modernes(2), une économie qui repose sur les trois piliers de la prospérité véritable : la nature dont nous devons préserver l’intégrité, les activités humaines qui doivent s’épanouir, et les moyens financiers qui permettent d’assurer notre survie et nos besoins matériels raisonnables(3).
La plupart des économistes classiques ont trop longtemps fondé leurs théories sur l’hypothèse que les hommes poursuivent exclusivement des intérêts égocentristes. Cette hypothèse est fausse, mais elle constitue néanmoins le fondement des systèmes économiques contemporains constitués sur le principe du libre-échange que théorise Adam Smith dans La Richesse des nations. Ces mêmes économistes ont fait l’impasse sur la nécessité pour chaque individu de veiller au bien d’autrui afin que la société fonctionne harmonieusement, nécessité pourtant clairement formulée par le même Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux.
Oubliant également l’accent mis par Darwin sur l’importance de la coopération dans le monde du vivant, certaines théories contemporaines de l’évolution considèrent que l’altruisme n’a de sens que s’il est proportionnel au degré de parenté biologique nous reliant à ceux qui portent une partie de nos gènes. Nous verrons comment de nouvelles avancées dans la théorie de l’évolution permettent d’envisager la possibilité d’un altruisme étendu qui transcende les liens de proximité familiaux et tribaux et met en valeur le fait que les êtres humains sont essentiellement des « supercoopérateurs(4). »
Contrairement à ce que donne à penser l’avalanche de nouvelles choquantes qui figurent souvent à la une des médias, de nombreuses études montrent que lorsque survient une catastrophe naturelle, ou un autre type de drame, l’entraide est davantage la règle que le chacun pour soi, le partage que le pillage, le calme que la panique, le dévouement que l’indifférence, et le courage que la lâcheté.
Qui plus est, l’expérience de milliers d’années de pratiques contemplatives atteste que la transformation individuelle est possible. Cette expérience millénaire a été maintenant corroborée par les recherches en neurosciences qui ont montré que toute forme d’entraînement – l’apprentissage de la lecture ou d’un instrument de musique, par exemple – induit une restructuration dans le cerveau, tant au niveau fonctionnel que structurel. C’est ce qui se passe également lorsque l’on s’entraîne à développer l’amour altruiste et la compassion.
Les travaux récents de théoriciens de l’évolution(5) mettent quant à eux l’accent sur l’importance de l’évolution des cultures, plus lente que les changements individuels mais beaucoup plus rapide que les changements génétiques. Cette évolution est cumulative et se transmet au cours des générations par l’éducation et l’imitation.
Ce n’est pas tout. En effet, les cultures et les individus ne cessent de s’influencer mutuellement. Les individus qui grandissent au sein d’une nouvelle culture sont différents, parce que leurs nouvelles habitudes transforment leur cerveau par le biais de la neuroplasticité, et l’expression de leurs gènes par le biais de l’épigénétique. Ces individus contribueront à faire évoluer leur culture et leurs institutions, et ainsi de suite de sorte que ce processus se répète à chaque génération.
Pour récapituler, l’altruisme semble être un facteur déterminant de la qualité de notre existence, présente et à venir, et ne doit pas être relégué au rang de noble pensée utopiste entretenue par quelques naïfs au grand cœur. Il faut avoir la perspicacité de le reconnaître et l’audace de le dire.
Mais qu’est-ce que l’altruisme ? L’altruisme véritable existe-t-il ? Comment apparaît-il ? Peut-on devenir plus altruiste et, si oui, comment ? Quels sont les obstacles à surmonter ? Comment construire une société plus altruiste et un monde meilleur ?
Nous allons répondre à toutes ces questions et bien d’autres lors de la troisième édition des Rencontres Altruistes organisées par Karuna-Shechen les samedi 25 et dimanche 26 mai 2024 à la Fondation GoodPlanet, à Paris. Matthieu Ricard échangera avec Christophe André, Claire Nouvian et Ilios Kotsou lors des plusieurs tables-rondes. Ces discussions seront enregistrées et rediffusées sur la chaîne Youtube de Karuna-Shechen quelques semaines après l’événement.
- 1. Ces chiffres concernent la situation aux États-Unis.
- 2. Notamment Joseph Stiglitz, Dennis Snower, Richard Layard et Ernst Fehr, ainsi que les acteurs du mouvement du BNB (« bonheur national brut ») promulgué par le Bhoutan et maintenant sérieusement envisagé par le Brésil, le Japon et d’autres pays.
- 3. Ces trois piliers correspondent au concept de « mutualité » développé par l’économiste Bruno Roche.
- 4. Notamment dues aux travaux de David Sloan Wilson, Elliott Sober, E. O. Wilson et Martin Nowak.
- 5. Notamment ceux de Robert Boyd et Peter J. Richerson. Voir Richerson, P. J., et Boyd, R. (2005). Not by Genes Alone.
Crédit photo Svöðufoss, chute d’eau reliée à la rivière Hólmkelsá (également appelée Laxá), septembre 2023 – Par Matthieu Ricard